deux
Erilien ouvrit un oeil,
puis l’autre. Il avait la bouche pâteuse, et mal aux cheveux. Il
bâilla, rota, se retourna dans le lit. Il n’arrivait pas à se
réveiller : un « mal macaque » carabiné, une
solide gueule de bois, quoi !
Il refit surface, se
tourna vers Aurélia. Celle-ci, étendue sur le dos, bouche ouverte,
ronflait paisiblement. Il rit, la caressa doucement. Elle grogna sans
se réveiller. Il s’assit sur le lit, la chatouilla sous la plante
des pieds. Elle se réveilla en sursaut, l’air épouvanté, en
poussant un cri.
Assis sur le lit, Erilien
riait à en perdre haleine. Aurélia lui allongea une gifle, et lui
tourna le dos.
- Quel nègre éhonté ! Il n’est pas encore cinq heures qu’il me réveille déjà, ce gros cochon !
Erilien ne se formalisa
pas. Ce tortionnaire, ce tueur, qui avait la mort de plus de vingt
personnes sur la conscience, avait pour Aurélia, sa « femme-douce »,
des tendresses de mère poule. De sa grosse patte, il la caressa
doucement.
- Aurélia, nèguesse moin...
- Qu’est-ce que tu veux ? grogna-t-elle.
- Eh bien, je me disais qu’un bon café...
Elle
se dressa sur son séant. C’était une femme solide, large
d’épaules et de hanches, au visage volontaire. Elle l’attrapa
par le cou.
- Alors, après tout ce que tu m’as fait, il faut que je me réveille au pipirite-chantant1 pour servir à Monsieur son café ? Le Bon Dieu, il m’a faite pour travailler jour et nuit, peut-être ?
Elle se recoucha, lui
tourna de nouveau le dos.
- Ton café, tu te le feras toi-même !
Il soupira.
- Aurélia, des fois j’ai envie de te battre, oui...
Elle haussa son épaule
nue.
- Essaie, nègre sans honte, et nous verrons bien qui battra l’autre !
Il changea de tactique. Ca
ne servait à rien de menacer cette tête de mule.
- Aurélia ho, tu n’es pas gentille avec moi, non. Moi qui fais tout pour te faire plaisir...
De la bouche, elle fit un
bruit méprisant.
- Moi qui allais, aujourd’hui même, et aussi vrai que le Bon Dieu m’a fait, t’acheter la belle chaîne en or avec la croix au bout que tu as vue chez le Syrien...
Elle dressa l’oreille.
- Non, en vérite, tu es trop malhonnête, Aurélia. Je ne t’achèterai rien du tout.
Et il se recoucha, sûr de
son fait. Un long moment passa. Puis Aurélia l’enjamba, se leva,
bougonna :
- Je vais te le faire, moi, ton café...
Il la regardait, riant
sous cape. Elle était bien bâtie, robuste, comme il les aimait.
Elle vit son regard, se troubla, passa son caraco et disparut dans le
couloir. Il rit franchement. Aurélia avait son caractère, mais ne
résistait pas à un cadeau... Cependant, sur la propriété
d’Erilien, qu’elle gérait sans défaillance, elle faisait payer
les « deux moitiés » rubis sur l’ongle, et apportait
tout à son homme, sans retenir une piastre. Et fidèle avec ça,
s’il vous plaît. Oui, il pouvait compter sur Aurélia.
Une bonne odeur de café
vint lui chatouiller les narines. Ce serait bientôt prêt. Il
bâilla, se leva, passa son pantalon, sa chemise. Au mur, la photo du
Papa, « chapeau-tôle » - casque – en tête, le
regardait avec sévérité. Il lui adressa un petit signe de tête
et, l’air de réciter une prière, murmura :
- Notre Doc qui êtes z’a Port-au-Prince, restez-y s’il vous plaît. Et laissez-nous la province...
Il acheva de boucler son
ceinturon, auquel pendait un gros colt calibre .38 à barillet.
- Nous nous en chargeons, foutre !
Et il éclata de rire.
Chaque matin, il récitait la même « prière ». Ce petit
blasphème quotidien le mettait de bonne humeur.
Il alla dans la
salle à manger, se versa un verre d’eau à une cruche en terre
cuite, prit une brosse à dents sur une étagère. Avant, il se
servait d’un « bois-dent »2,
mais depuis qu’il était chef, et pas n’importe quel chef, il
utilisaitune brosse à dents et de la pâte dentifrice Colgate au
Gardol, s’il vous plaît. Noblesse oblige.
Il se brossa rapidement
les dents, se rinça la bouche, alla sur la galerie, cracha dans la
cour de terre battue, regarda le ciel. Il ferait beau.
Aurélia arrivait avec la
cafetière, son caraco tendu à craquer sur ses hanches rebondies. Il
alla vers elle, la saisit à pleines mains. Elle sentait la sueur et
le coït. Elle le laissa faire, visiblement contente, puis se
retourna et dit à voix basse :
- Le café va être froid oui, chéri...
Il la lâcha et s’assit.
La radio jouait une chanson qu’il aimait bien :
M’travaille anpile,
lajan m piti
Kouman pou m’fè
pou m’al lan péyi m3
Elle lui versa son
café, mit quelques cassaves4
sur la table, et resta debout à le regarder manger. Il mâchait
lentement les bouts de cassave, qu’il faisait tremper avant dans le
café fort et sucré. Elle rit, contente de voir qu’il avait bon
appétit. Il leva les yeux et la regarda. Tonnerre foutre, pourquoi
diable l’aimait-il autant, cette n’egresse ? Oui, foinc,
elle lui plaisait, et beaucoup plus que cette idiote de Madame
Momplaisir, qui ne savait même pas se servir de ses reins...
Il acheva son
déjeuner en buvant coup sur coup deux autres tasses de café, rota
discrètement, se leva. Aurélia le regardait : ça, c’était
un homme. Haut de stature, large d’épaules, lourd de membres, rond
de ventre, les reins larges, les mains et les pieds énormes... Il
n’y avait que la tête qui ne collait pas : le front bien
dégagé, les yeux calmes, le nez plat, les lèvres minces : une
tête de « mon père » ou de « maître », de
curé ou de professeur, une tête de quelque chose de sérieux. Pas
celle d’un homme de main, porté sur la gâchette, le clairin5
et les femmes. Ce qu’il était en fait.
Elle l’interrogea du
regard.
- Je vais au marché, ma
négresse. Pour mettre de l’Ordre.
Aurélia débarrassa la
table, s’assit et se versa son café. L’Ordre. Quand Erilien
avait dit ce mot-là, il avait tout dit. C’était au nom de cet
ordre qu’il matraquait, qu’il tirait...L’Ordre, c’est-à-dire
le Papa, qui trônait dans la chambre, avec son casque, ses lunettes
et son reveolver... Elle regarda sa tasse de café. Et s’il allait
se faire tuer, un jour ? Qu’est-ce qu’elle deviendrait ?
Elle soupira, termina sa
tasse et alla se laver. Il fallait qu’elle retourne à la terre
d’Erilien aujourd’hui même, pour voir où en était le curage
des canaux.
Erilien marchait d’un
bon pas. Arrivé près du marché, il remarqua avec satisfaction que
ses deux macoutes préférés. Joss et Pierre, étaient déjà là.
Ils l’attendaient, debout près de la fontaine, chapeau de toile
bleue sur la tête, lunettes noires sur les yeux, vêtus de gros
bleu, l’air sinistre et la main négligemment posée sur la crosse
du revolver. Il s’arrêta auprès d’eux. Avec ensemble, ils
touchèrent leur chapeau.
- Bonjour, chef.
- Bonjour.
Le ton était bourru, mais
les sbires ne s’y trompèrent pas : le patron était de bonne
humeur.
- Tout est en ordre, icitte ?
Il s’adressait à
Pierre, le plus âgé des deux.
- Tout est en ordre, oui, chef.
- Tout le monde a payé ?
- Jonathan est en train de passer, chef.
Ils se retournèrent vers
le marché. Celui-ci était fait de six longues rangées de tonnelles
recouvertes de tôle ondulée, sous lesquelles, présentement, les
marchandes s’installaient. Planté devant le tout, un écriteau
annonçait « Marché François Duvalier ». Au-dessus, la
photo sous verre du Président à Vie – regard de poisson mort
filtrant à travers les verres épais des grosses lunettes d’écaille.
Jonathan, le collecteur
des contributions, « chapeau-laine » sur la tête,
lunettes noires sur les yeux, passait le long de chaque rangée,
recueillant l’argent qu ;il mettait dans un petit sac de jute.
Personne ne protestait : les trois macoutes, trop ostensiblement
armés, constituaient une force d’intimidation efficace.
Jonathan les rejoignit
avec son sac.
- Ca y est : tout le monde a payé. Je rentre aux Contributions. Bonne journée !
- Bon vent, grogna Erilien, que la vue de tout cet argent destiné à d’autres irritait.
Le marché s’animait au
fur et à mesure que la journée avançait. La foule grossissait
d’heure en heure. Erilien et ses deux macoutes circulaient d’allée
en allée, l’air sévère. Sur leur passage, et d’aucuns leur
jetaient, en douce, des regards rien moins qu’aimables. Il
commençait à faire chaud. Les paysannes, accroupies ou assises
derrière leur étalage, jambes largement écartées, s’éventaient
avec leur chapeau, tout en colportant les derniers ragots. Tout le
monde marchandait ferme.
Erilien s’éclipsa,
juste le temps de boire un coup de clairin à la boutique d’André
Jean. Il oublia de payer : André Jean n’était pas de ses
amis.
Il revint, et les trois
acolytes reprirent leur ronde. Cela devenait monotone : même
pas une bonne femme querelleuse à réprimander, ou un quelconque
imbécile à arrêter pour ivresse publique ou bagarre.
Les macoutes s’arrêtèrent
un instant. Il faisait maintenant vraiment chaud et, sous leurs
aisselles, de larges auréoles de sueur brunissaient les chemises
bleues. Erilien sortit un paquet de cigarettes, en offrit à ses
hommes. Ils fumèrent tranquillement, indifférents au brouhaha de la
foule qui les entourait. Erilien jeta son mégot.
- Allons-y.
Le chef en tête, ils
enfilèrent la troisième allée, bousculant ceux qui ne s’écartaient
pas assez vite, comme ça, pour le plaisir.
Ils étaient presque
arrivés au bout quand, devant eux, ils virent deux jeunes femmes,
vêtues d’amples robes paysannes, qui discutaient avec animation.
Elles leur tournaient le dos. Ils s’approchèrent avec précaution.
Une voix véhémente dit :
- Moi, je te dis que c’est avec l’argent qu’ils nous prennent que ce gros tafiateur d’Erilien se construit une maison !
L’autre fille dit
calmement :
- Elle a raison.
Une voix chuchota :
- Attention !
Les filles se turent. Mais
Erilien avait tout entendu. Il s’approcha, très calme.
- C’est de moi que vous parliez ?
Personne ne souffla mot.
Il passa auprès d’elles, se retourna, les regarda. L’une d’elle
était une petite grimelle, une métisse fine d’attaches, longue de
cou, aux grands yeux veloutés. Elle avait l’air énervée.
L’autre, une négresse noire, grande, au visage carré, aux épaules
larges, le regardait bien en face, sans peur apparente.
- C’est de moi que vous parliez ? répéta Erilien.
La grimelle eut un geste
rageur. Ses yeux lancèrent des flammes.
- Oui !
cria-t-elle. De toi et de tes macoutes ! Vous prenez tout
l’argent du pauvre monde, et vous vous bâtissez des maisons où
dix personnes pourraient vivre à l’aise ! Ko manman ou7,
saloperie !
Erilien prit feu d’un
coup. Il leva son cocomacaque. L’autre fille, voyant son amie
menacée, intervint et saisit la matraque.
- Lâche ça, foutre ! jura Erilien.
Il tira sur le bâton. La
jeune fille tint bon. Il tira encore le cocomacaque, de toutes ses
forces. La fille lâcha brusquement prise, et Erilien partit en
arrière, trébucha et s’écroula dans les bras d’une paysanne
qui poussa de hauts cris.
Une bordée de rires
jaillit de tous côtés. Joss, l’air mauvais, pivota sur lui-même,
la main sur la crosse de son arme.
- Qui a ri, foutre ?
Personne ne pipa.
- J’ai dit : qui a ri ? gueula Joss de nouveau.
Silence de mort. Erilien
se relevait, sacrant pire qu’un païen. Il pointa son bâton sur
les deux jeunes filles.
- Marchez devant, foutre !
Le silence se fit plus
épais. Puis la grande négresse prit la parole. Calmement.
- Et pourquoi on te suivrait, Erilien ?
- Parce que je vous arrête, foinc ! Toutes les deux !
Silence minéral.
Erilien regarda autour de lui. Visages de pierre. A quelques mètres,
deux jeunes gars de haute stature, vêtus de chemises et de pantalons
de gros bleu tout rapiécés, diacoute8
au côté, chapeau de paille sur la tête, le fixaient d’un air
féroce. L’instant d’avant, ils marchandaient du tabac.
Maintenant, ils avaient la main droite sur la garde de leur
machette9.
L’espace d’un éclair, une phrase que répétait feu son père
revint à Erilien : « Nous autres Haïtiens, nous sommes
un peuple bon et serviable. Mais qu’on ne touche pas à nos
femmes ! »
Il dégaîna son revolver.
Pierre est Joss en firent autant. Les deux jeunes gars se figèrent,
mais ne baissèrent pas les yeux. Tout autour, les gens s’écartèrent.
Erilien se retourna vers
les deux jeunes filles.
- Marchez devant, leur enjoignit-il, presque calme.
Les filles sortirent du
marché, suivies des trois macoutes. Erilien jeta :
- A la caserne !
Il respira profondément.
Il n’était pas encore dit que tout cela ne finirait pas en émeute,
La caserne était un grand
bâtiment de pierre sans étage, d’un jaune pisseux. A l’entrée,
une sentinelle était en faction. Elle salua réglementairement
Erilien, qui haussa les épaules. Bien le moment ! Ils
traversèrent la cour, entrèrent dans la bâtisse. Les macoutes
emmenèrent les jeunes filles dans une salle. Joss resta dedans, et
Pierre se posta à la porte. L’instant d’après, Erilien
arrivait, accompagné du capitaine Marceau Saumain, commandant de la
place. Ils entrèrent dans la pièce.
Le capitaine était
un petit homme maigre, à la pomme d’Adam saillante, au visage en
lame de couteau barré d’une énorme moustache. Les yeux vifs, la
précision calculée des gestes trahissaient le tireur d’élite, ce
qu’il était effectivement. On disait aussi, parmi les gendarmes et
les macoutes, que c’était la reine des pédales. Ce sujet, qui a
toujours amusé et un peu apitoyé les Haïtiens, ne faisait, en
l’occurrence, rire personne. Massissi
ou pas, le capitaine Saumain était un tueur efficace et le plus
sadique des tortionnaires. Cela suffisait.
Saumain alluma une
cigarette. Les deux jeunes filles, debout, lui faisaient face. La
grimelle avait l’air d’avoir peur. L’autre paraissait calme, et
le regarda bien en face. Il eut un petit rire sarcastique, tira sur
sa cigarette, et se tourna vers Erilien, l’air approbateur :
- Bonnes prises, mon cher...
Il éjecta un nuage de
fumée.
- Tu bats celle-là...
Du menton, il désignait
la grimelle.
- Moi, l’autre.
Erilien se pencha vers lui
et lui dit quelques mots à l’oreille.
- Oui. D’accord, mon cher. L’une après l’autre.
Erilien passa à Joss son
cocomacaque, alla au mur, prit un nerf de boeuf qui y était
accroché, et revint vers la grimelle. La jeune fille recula,
visiblement épouvantée. Il avança. Elle recula à nouveau. Il fit
un autre pas, et elle se retrouva dans un coin de la pièce.
Il frappa. Le nerf de
boeuf siffla et zébra l’épaule de la jeune fille. Elle le regarda
avec des yeux ronds, incrédules. Il frappa, encore, encore.
Maintenant, la jeune fille criait. Il se mit à la battre à grands
coups réguliers, choisissant les endroits où ça ferait le plus
mal. La fille, terrifiée, hurlait et pleurait. Elle tomba à genoux,
la tête dans ses mains. Il frappait toujours.
Joss, debout derrière
l’autre fille, la retenait. Il lui avait attaché les poignets
derrière le dos. Le capitaine la regarda avec curiosité : elle
bouillait de colère. Ses yeux flamboyaient. Il eut de nouveau son
petit rire sec, et tira sur sa cigarette.
Erilien frappait toujours.
Le nerf de boeuf sifflait, les coups se succédaient, mats. La jeune
fille criait et pleurait. Erilien frappait régulièrement, tel une
machine, avec force. Le sang, maintenant, maculait la robe.
Brusquement, il y eut une
violente odeur d’urine. La petite avait perdu le contrôle de ses
sphincters. Erilien et le capitaine rirent grassement. Pas Joss.
Erilien s’arrêta de
frapper. La jeune fille gisait par terre, comme morte. Joss, qui
n’avait pas l’habitude, détourna les yeux.
Le bourreau tendit le nerf
de boeuf sanglant à Saumain.
- A toi, mon cher !
Le capitaine fit non de la
tête.
- Pour celle-là, il faut le bâton.
Il regarda l’autre
fille, que Joss tenait toujours. Elle crevait visiblement de rage,
mais ne semblait pas avoir peur. Tant mieux, se dit-il. On
s’amuserait. Il lui demanda d’une voix sans timbre :
- Comment t’appelles-tu ?
Elle répondit à voix
basse :
- Cela ne te regarde pas, chien !
Il y avait une telle haine
dans sa voix que le capitaine sursauta.
- Mets-toi à genoux ! ordonna-t-il.
Elle resta debout.
Il prit le lourd
cocomacaque, la regarda.
- A genoux, c’est cent coups que tu me compteras à haute voix. Debout, c’est jusqu’à ce que tu meures !
La fille resta debout. Il
frappa. Fort.
- Pas sur la tête ! cria Erilien. Tu vas l’assommer tout de suite !
Le capitaine se mit
à taper comme un possédé. Sous l’avalanche de coups, la jeune
fille valdinguait dans d’un bout à l’autre de la pièce. Mais
elle ne criait pas, ne pleurait pas. Saumain frappait, frappait. La
jeune fille ahanait, mais encaissait sans se plaindre. Petit à
petit, le capitaine s’énervait, Ah ! C’était une dure !
Elle allait voir ! Il tapait plus vite, plus fort. La jeune
fille cria :
- Chien !
Le capitaine entendit trop
tard le cri d’avertissement de Joss. Il déchargea à la fille, en
pleine tête, un coup qui fit un vilain bruit mat. Elle s’écroula
d’un coup, comme un boeuf, assommée.
Erilien arracha à Saumain
le bâton. Le capitaine, comme un somnambule, prit une cigarette,
l’alluma.
- Imbécile, dit Erilien. Tu l’as tuée...
Joss, sur la pointe des
pieds, sortit de la pièce, l’estomac retourné.
Erilien retourna la jeune
fille, mit l’oreille sur sa poitrine :
Joss et Pierre entrèrent.
- Emmenez-les au cachot, dit Erilien. Videz-leur un bon seau d’eau fraîche dessus.
Les deux macoutes
emportèrent la grimelle, à demi-inconsciente. Ils revinrent,
prirent l’autre fille, complètement assommée celle-là, sous les
aisselles et par les pieds, et l’emportèrent le long d’un
couloir, jusqu’à une cellule ouverte qui puait. Ils y entrèrent,
la déposèrent sans ménagements. La grimelle, dans un coin,
gémissait doucement. Ils sortirent. Dans le couloir, Pierre se
ravisa. Il tendit une cigarette à Joss, s’en colla une au bec, les
alluma, puis lui dit tranquillement :
- Ce sont de bien belles négresses. Tu viens ?
Joss mit un temps à
réaliser. Puis une vague de dégoût le submergea.
- Non, répondit-il d’une voix étranglée. Vas-y seul.
Il revint dans la chambre
de torture. Elle sentait la sueur et l’urine. Le capitaine et
Erilien se tapaient un coup de rhum, servis par un gendarme. Erilien
passa la bouteille à Joss qui la vida d’un trait, puis demanda :
- Où est Pierre ?
Joss lui fit un clin
d’oeil.
- Dans le cachot.
Le capitaine et Erilien
rirent grossièrement. On entendit crier faiblement quelqu’un.
- Je retourne au marché, chef ? demanda Joss.
- Non. Va chez toi.
Joss se dirigea vers la
porte.
- Joss...
Il s’arrêta, la main
sur la poignée.
- Oui, chef ?
- Faudrait que tu t’habitues, foutre !
Joss poussa la porte,
traversa la salle de garde et fut dans la cour. Le soleil brillait de
tous ses feux. Il respira à pleins poumons.
Il lui semblait revenir de
très loin...
trois
L’après-midi s’étirait
comme une couleuvre. Il faisait chaud. Le soleil, haut dans le ciel,
emplissait l’air d’une lumière aveuglante. Une chape de plomb
semblait peser sur la ville assoupie. C’était, à n’en point
douter, l’heure de la sieste.
Lys enleva ses lunettes
d’un geste machinal, les essuya avec son mouchoir, les remit. Les
oiseaux, sur le grand quénêpier au fond de la cour, piaillaient,
sifflaient, chantaient à qui mieux mieux. Très haut dans le ciel,
un malfini, un faucon, planait majestueusement, décrivant de larges
cercles légèrement ascendants. Le poulailler des voisins semblait
au centre de ses préoccupations.
Lys était assis sur
la galerie avec ses deux inséparables, Jacques et Frénel. Tous
trois étaient torse nu, bien qu’il y fasse relativement frais.
Jacques, petit, trapu, couleur chocolat, les yeux marron clair,
bayait aux corneilles. Frénel, un grand gaillard aux épaules
étonnamment larges, très noir – comme d’ailleurs Lys –
dévorait, le menton dans la main, un énorme volume à reliure
grise.
Un instant passa. Dans la
cour, une servante s’activait. Lys prit son canif, pela un bout de
canne à sucre et se mit à le mâcher, avalant à grand bruit le jus
sucré.
Frénel referma son
livre, et l’on put en voir le titre : Les
principes du marxisme-léninisme, éditions de Moscou.
Jacques le lui prit des mains, le soupesa...
- En tout cas, c’est intéressant, répliqua Frénel. Tu devrais le lire.
- Je le lirai, mon compère, je le lirai. A une page par jour, cela ne me prendra guère que deux ans...
Ils rirent tous les trois.
Puis Lys dit :
- Vous me direz ce que vous voudrez, mes amis, mais ce gouvernement est une merde.
- Définitivement, trancha Jacques.
- Savez-vous ce que j’ai appris ? Eh bien, aucun haïtien ne peut mettre les pieds à la Sedren12 sans l’autorisation des blancs américains.
- Ça, c’est un peu fort, dit Frénel. La Sedren, c’est chez nous, ce n’est pas l’Alabama.
- Et le gouvernement tolère ça, gronda Frénel.
- Oui, mais qu’est-ce qu’il est, ce gouvernement ? répliqua Lys. Regarde notre magistrat communal : il n’avait rien en 57, lorsque Papa Doc est arrivé. Maintenant, il jette de l’argent par les fenêtres en veux-tu, en voilà. Le Doc, c’est pareil. Il a des millions de dollars en Suisse.
Il referma son canif.
- Regarde ce gros porc d’Erilien. Avant, il était plus gueux que Job. Maintenant, il se fait construire sur le morne Platon une maison de dix mille dollars. Il a commandé des grilles de fer forgé à Port-au-Prince. C’est Condé, le camionneur, qui me l’a dit. Et ce n’est pas tout : il a fait installer, au sous-sol de la maison, deux cachots, avec des barreaux de fer gros comme mon bras. Ça, c’est déjà presque terminé... Comme ça, il n’aura plus à s’adresser à cette tante de Saumain lorsqu’il voudra mettre sous clé un pauvre habitant qu’il aura exproprié...
- Et question expropriations, il s’y connaît, souligna Jacques. Il a déjà cent cinquante carreaux14 à Source Bleue. Il a chassé ou tué tous ceux qui y vivaient, puis a placé des gens à lui comme deux-moitiés. Oui, il a acheté sa terre à coups de fusil !
Frénel cracha.
- Ces gens-là sont pires que la peste. Ils vont chienter15 auprès des blancs pour avoir des dollars. Mais leurs propres compatriotes, ils les traitent plus mal que des chiens !
- C’est la lutte des classes, mon vieux, dit Lys. Pas autre chose.
Jacques leva les yeux.
- Et comment tu la définis, toi, cette classe au pouvoir, Lys ?
Lys haussa les épaules.
- Je peux me tromper. Mais il me semble que, parmi les duvaliéristes, il y a, d’une part, la bourgeoisie compradore, anti-nationale...
Les deux autres
approuvèrent.
- D’autre part, les gros propriétaires fonciers, les gands dons...
- Ça, c’est vrai, dit Jacques. Mon oncle a plein de terres, et c’est le duvaliériste le plus enragé que j’aie jamais rencontré !
- Enfin, la petite bourgeoisie qui voit là une bonne occasion de s’enrichir.
- Exemple Erilien, nota Frénel.
Il réfléchit un instant,
puis demanda :
- Et la bourgeoisie nationale ?
- Oui. Mais les produits dont il se sert pour fabriquer ce kola, ils lui viennent de Port-au-Prince, et ont été importés de Miami. Les pièces de rechange pour ses machines aussi. Et les machines elles-mêmes...
- Oui, mais il produit pour le marché national...
- Ouais. Il prétend que les macoutes font du tort au commerce, mais ça ne l’empêche pas de s’arranger en douce avec Erilien, à qui il livre gratis trois caisses de kola chaque semaine !
Lys ne trouva rien à
répondre. Il le dit carrément. Jacques conclut :
- Nous devrions aller demander au Parti. Leur poser le problème. Mais, à propos d’Erilien...
Il baissa la voix.
- Il a arrêté deux jeunes filles ce matin, en plein marché. Ça a fait un bruit énorme.
- Le salaud, gronda Lys.
- Mais ce n’est pas tout, dit Frénel calmement. J’étais avec André Jean, tout à l’heure. C’est en face du marché.
- On sait, dit Jacques.
- Joss est entré. Il a bu coup sur coup deux sellé-bridé et un zo douvant17. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas.
- Tu lui parles, à cette saloperie ? s’étonna Jacques.
- On se connait depuis longtemps. Joss n’est pas trop pourri. Pas encore.
Il s’arrêta, prit un
bout de canne qu’il se mit à peler pensivement.
- Il m’a demandé si j’étais au courant de l’arrestation. Je lui ai dit non. Il m’a raconté. Les jeunes filles s’étaient querellées avec Erilien. Et il y a pire ...
Il s’arrêta de peler sa
canne.
- A la caserne, les deux filles ont été battues à mort par Erilien et le capitaine. Quand ils les ont laissées, l’une d’elles saignait comme une poule égorgée, et l’autre était complètement assommée, sans connaissance. Joss avait les larmes aux yeux en racontant cela. André Jean, derrière son comptoir, étouffait de rage, sans oser rien dire.
Il finit de peler sa
canne, et se mit à la couper en petits morceaux.
- Joss a voulu me dire autre chose. Encore pire, selon lui. Mais une cliente est entrée et il est parti.
Ils restèrent silencieux.
Puis Frénel soupira :
- « Haïtiens mes frères », qu’il disait l’autre jour, le Doc. Ces macoutes ont une drôle de façon de traiter leurs frères...
- Ce sont des chiens enragés et il faut les traiter comme tels, dit posément Lys.
Depuis
quelques instants, le père de Lys, qui rentrait du tribunal, les
écoutait, sur le pas de la porte, sans mot dire. Il s’approcha :
- Mes petits messieurs...
Les trois jeunes gens
sursautèrent.
- Bonjour, Maître Jean, dirent avec ensemble Jacques et Frénel.
Tous se levèrent.
- Bonjour. Asseyez-vous, les enfants.
Il les regarda, puis
reprit :
- Mes petits messieurs, vous êtes bien imprudents. Vous parlez, vous parlez. On peut vous entendre. Et vous traiter comme l’on a traité ces malheureuses. C’est déjà arrivé.
Il les regarda à nouveau,
l’un après l’autre.
- J’en vois plus en une journée de tribunal que vous en un an de vie. Je pourrais parler sans m’arrêter pendant un mois. Je me tais. Si l’on veut vivre ici, il faut faire attention. Ce que les yeux voient, la bouche le tait.
Il les fixa pensivement.
- Autre chose : la radio a dit que le gouvernement interdisait le judo, la boxe et le karaté. Vous avez compris ?
- Oui, Maître Jean, répondirent avec ensemble Jacques et Frénel.
- Bien, papa, dit Lys.
- Soyez raisonnables, conseilla l’avocat. Et t’en prie, s’il vous plaît, fermez-la !
Il s’en alla de sa
démarche mécanique, raide comme la Justice. Les trois garçons se
regardèrent.
- Pas de sport, bouclez-la, plus de clairin parce que ça rend bavard. Il ne nous reste plus qu’à baiser, dit Frénel.
Ils rirent.
Cinq heures sonnèrent au
clocher. Lys se leva, mit sa chemise.
- Il faut que je m’en aille, souffla t-il, gêné.
Frénel rit. Jacques
aussi. Lys se renfrogna.
- Elle est bien belle, ton amie, dit Frénel.
- Un peu jeunette pour mon goût, répliqua Jacques.
Lys lui jeta un coup
d’oeil sévère.
- C’est vrai qu’à Port-au-Prince, tu fréquentes la frontière18. Là-bas, elles sont en effet un peu plus vieilles...
Ils rirent.
- Ne la serre pas de trop près, quand même, dit Frénel, puritain. Elle n’a pas l’âge...
Lys haussa les épaules.
Il s’en alla. Frénel et
Jacques finirent de manger leur canne à sucre, remirent leur
chemise, allèrent saluer « madame Jean », la mère de
Lys, et s’en furent.
Lys marchait vite.
Il était pressé. Mais il n’oubliait pas, pour autant, de saluer
tous ceux qu’il rencontrait. On est poli en Haïti, et ne pas
saluer une connaissance dans la rue est une injure grave, passible
d’une explication en règle ou d’un rapport de l’offensé aux
parents. Tout le monde, ou presque, connaissait Lys, à cause de sa
haute taille pour sûr, mais aussi parce que c’était le fils de
Maître Jean, l’avocat le plus éloquent – et le plus retors –
de cette ville et de quelques autres. On disait de lui qu’il aurait
fait mettre en liberté un nègre pris, la main dans le sac, en train
de tuer père et mère. Aussi, de « bonsoir, monsieur »
en « bonsoir, madame », d’ « et le vieux
corps, mon compère » en « comment es-tu, vieille
graine », une bonne demi-heure s’écoula avant qu’il ne
parvienne à la rivière. Il la longea sur quelques dizaines de
mètres. Là, la végétation était assez épaisse pour cacher le
bataillon Dessalines lui-même, jusqu’au dernier soldat.
Lys siffla d’une
certaine façon, puis reprit sa marche. Le sentier fit un coude
brusque. A quelques mètres se dressait le flamboyant. Tranquillement
assise, Gentiane le regardait venir. Il s’assit auprès d’elle.
Elle lui sourit. Elle avait un très beau sourire. Elle mit la tête
sur son épaule, et il l’entoura de ses bras.
- Genti...
Ils s’embrassèrent
longuement. Puis elle s’écarta. Son coeur battait fort. Elle se
nicha au creux de son épaule, et il lui caressa doucement le cou.
Elle parla, si bas qu’il dut tendre l’oreille :
- J’ai eu du mal à me sauver. Maman me surveille...
Il lui embrassa doucement
le cou, lui murmura quelque chose à l’oreille, la serra fort. Il
avait envie d’elle, à en crier, mais il ne fallait pas. Un bébé
maintenant, ce serait la catastrophe. Elle n’avait pas fini l’école
et, de son côté, il devait entrer à l’université. Plus tard...
La vie est difficile...
Elle releva la tête, le
regarda. Ces yeux...
- Tu as mangé de la canne, dit-elle. Avec qui ?
Il rit. Rien ne lui
échappait, à cette petite bonne femme.
- Avec Jacques et Frénel.
- J’aime bien Frénel. Il est gentil. Mais Jacques me fait peur. Il aime trop se battre.
Lys sourit.
- Et toi, tu l’intimides tellement qu’il n’ose pas parler en ta présence. Il est très gentil, mais un peu susceptible. C’est pour ça qu’il se bat.
Ils se turent et
regardèrent l’eau. Il la caressait tendrement. De temps à autre,
ils s’embrassaient. L’eau bleue coulait, paisible...
Elle le regarda
longuement, parut perplexe, puis se décida :
- J’ai appris quelque chose qui t’intéressera sûrement, dit-elle.
- Il n’y a que toi qui m’intéresses, Genti...
- Ne ris pas, c’est sérieux.
- Ah ?
- Oui. Tu sais que papa va tout le temps boire avec Erilien ? L’autre jour, il est rentré saoûl comme un macaque, au devant-jour. Il s’est mis au lit, et a parlé à maman. Il parlait fort.
- Et tu as entendu ?
- Oui. Ecoute...
Elle le regarda
attentivement, pour s’assurer qu’il l’écoutait.
- Tu connais Montagnac ? Oui, évidemment. Là-bas, tout pousse. C’est une bonne terre pour les vivres et les légumes, il paraît. Papa disait que les habitants de Montagnac ne sont pas à plaindre : pas de fermages, le chef de section20 est à une journée de marche. Bref, ils sont tranquilles. On peut vivre, là-bas.
Elle le regarda à
nouveau. Elle avait des yeux immenses. Elle avança le menton,
qu’elle avait bien dessiné, volontaire.
- Mais voilà : la plupart des terres de Montagnac sont des tè leta, des terres de l’Etat...
Il comprit tout de suite,
et demanda seulement :
- Erilien ?
- Oui. Et aussi le capitaine, et puis le député, tu sais, celui qui a tué des tas de gens à Thiotte. Ce dernier arrange l’affaire avec Papa Doc contre un pourcentage. Erilien, le capitaine, et aussi l’agronome, s’occupent des... Comment on dit ? Ex-pro-pri-a-tions. Voilà.
Lys siffla. Un joli plan,
et qui rapporterait gros, s’il réussissait. Déposséder des
dizaines de paysans, s’emparer de plus de cent carreaux de bonne
terre... Diable !
- Mais ton père a des
gens à lui à Montagnac ?
- Oui. Ils lui vendent
leur café chaque année. Papa les connaît bien. Il disait que
c’étaient des nègres durs, travailleurs, qui ne se laisseraient
pas faire comme ça...
- Et Erilien ?
- Erilien croit que ça se
fera tout seul. Selon lui, « ces pouilleux de gros z’orteils
ne peuvent rien contre le gouvernement. » Papa n’a pas jugé
bon de le détromper.
Lys réfléchit.
L’histoire se terminerait certainement par un bain de sang. Les
nègres de Montagnac passaient effectivement pour plus durs que le
fer. Mais deux mois plus tôt, l’on racontait à Port-au-Prince que
le député en question était plus ou moins en disgrâce. Le Doc
pouvait donc ne pas le suivre à fond : ne pas déchaîner les
macoutes et les gendarmes. De plus, après les dernières tueries, le
Président à Vie pouvait juger de bonne politique de montrer qu’il
n’approuvait pas tout ce que faisaient ses tueurs. Quoique la
mansuétude ne lui soit pas précisément coutumière...
Mais il y avait
Erilien. Et le capitaine. Ces deux-là et leur bande étaient pire
que des loups-garous. Surtout Erilien, un tueur féroce, d’une
obstination rare, tout ivrogne qu’il était. Oui, Erilien irait
jusqu’au bout. Même si ce bout, c’était cinq cents cadavres...
Lys sortit de sa poche un
paquet de « Splendid » tout froissé. Il en tira une
cigarette, l’alluma, fuma... La peste soit de ces ordures ! Il
se tourna vers Gentiane : elle le couvait des yeux.
- Mais pourquoi me racontes-tu tout ça, Genti ?
Elle baissa les yeux,
gênée.
- Dis-moi donc...
Elle dit très bas, comme
honteuse :
- Ta mère a trouvé sous ton lit un gros livre, la semaine dernière. Elle l’a raconté à ma mère. Il paraît qu’à chaque ligne, il y avait « communiste » ou « communisme ».
Lys tressaillit : la
gaffe ! Mais Gentiane continuait :
- Tout le monde sait que les communistes sont les seuls à être vraiment contre les macoutes. La radio vous traite de tous les noms, toute la sainte journée. C’est donc que les communistes, c’est une bonne chose.
Il apprécia le
raisonnement en connaisseur. Pas besoin de lui faire des cours de
théorie marxiste-léniniste, à cette gosse !
Elle le regarda bien en
face et acheva, péremptoire :
- Si tu es vraiment communiste, tu dois aider les gens de Montagnac !
Parfaitement logique,
foutre ! pensa-t-il. Il demanda cependant :
- Et ton père ? Il connaît des gens...
- Papa connaît beaucoup de « grands nègres » de Port-au-Prince. Mais il a peur. Peur qu’on ne sache, un jour, qu’il n’aime pas ce gouvernement. Aussi, il ne fera rien.
Tout-à-fait exact, pensa
Lys. Gentiane avait un cerveau d’algébriste. Pour la première
fois, il la regarda avec une admiration qui ne s’adressait pas qu’à
son corps.
Elle demanda, inquiète :
- Et toi, feras-tu qielque chose ?
Sa décision était prise.
- Oui ! dit-il, mettant tout son poids dans ce seul mot.
Elle rit, contente. Puis
redevint grave. Inquiète, plus précisément.
- Fais attention, souffla-t-elle.
Il l’embrassa. De
longues minutes, ils restèrent dans les bras l’un de l’autre.
Elle tremblait légèrement. Puis elle prit la tête du garçon entre
ses petites mains, et murmura :
- Dis-moi... C’est vrai que tu es communiste ?
Il hocha la tête en signe
d’assentiment. Elle le regarda longuement, puis jeta d’un ton
définitif :
- Alors, moi aussi, je le suis !
Il ne pensa pas un seul
instant à rire.
Ils s’en revinrent par
le sentier. Elle marchait devant, et tenait sa main dans la sienne.
Arrivés à la petite barrière qui donnait sur la cour de chez elle,
ils s’arrêtèrent, se regardèrent... Puis elle dit :
- Demain ?
Il lui sourit.
- Oui. Au flamboyant, près de la rivière...
Elle hocha la tête,
rentra dans la cour, lui fit un petit signe de la main et se sauva en
courant, légère.
Le soleil se couchait dans
une débauche de couleurs. Il revint chez lui sans se presser. Près
d’une fontaine publique, deux petites filles qui tiraient de l’eau
le regardèrent. Il leur sourit, et elles lui dirent bonsoir,
gentiment.
Son père, assis sur la
galerie, dans sa dodine, fumait son éternelle bouffarde. Lys le
salua, entra dans sa chambre.
Brusquement, il eut peur
pour elle. Elle n’avait pas l’âge des choses sérieuses. Il
sortit de la chambre, revint à la galerie, s’assit sur une dodine,
près de son père.
- Papa...
L’avocat ôta la pipe de
sa bouche, souffla un nuage de fumée, et le regarda :
- Mon fi...
- Que dirais-tu si j’épousais la fille de M. Zamor, tu sais, Gentiane ?
- C’est une bonne petite. J’avais remarqué depuis longtemps que vous aviez un faible l’un pour l’autre. Je connais bien Hector et Alice. Se bon moun, ce sont de braves gens.
Il se gratta la gorge.
- Je vois avec plaisir que tu penses en homme sérieux. La petite est un peu jeune, toutefois.
Et il ajouta en français,
de son ton le plus grave, le visage fermé :
- Y a-t-il péril en la demeure ?
Lys faillit rire. C’était
bien de son père, ça, cette façon de poser les questions les plus
intimes de manière, disons... respectable...
Il répondit seulement :
- Non, papa.
- Je préfère. Eh bien, mon garçon, lorsque la petite sera d’âge, toi et moi, nous mettrons notre plus beau costume...
Il remit la bouffarde dans
sa bouche, aspira. La pipe jeta une lueur rouge dans l’ombre.
- ... et nous irons faire la demande à cette vieille canaille d’Hector. C’est ta mère qui sera contente : Alice est sa meilleure amie,
Ils rirent tous les
deux dans le soir. La bonne apporta la lampe. Une expression
anglaise, fraîchement apprise, revint à Lys : everything
was under control. Tout était dans
l’ordre.
Il s’assombrit. L’ordre
du Doc. Et d’Erilien.
quatre
Le soleil était à
peine levé lorsque Lys, Frénel et Jacques se mirent en route. Une
auréole de feu roux nimbait les hautes cimes des montagnes, à
l’orient, et colorait de rose les quelques nuages qui
s’éparpillaient dans le ciel d’un bleu profond. Les coqs
emplissaient l’air de leurs claironnants cocoricos. Les oiseaux
piaillaient gaiement. Des chiens aboyaient à qui mieux mieux, l’air
d’échanger des injures. Haut dans le ciel, le sempiternel malfini
tournoyait, harcelé par un gris-gris, un épervier. Il ne semblait
pas s’en faire pour si peu.
Dans la rue, des petites
filles passaient, leur plateau sur la tête, criant :
- Pâtés, pâtés, pâtés !
- Coconettes, min bèl coconettes, pistaches grillées !
Il faisait frais. L’air
était vif et pur.
Les garçons
sortirent de la ville, traversèrent l’eau sur le pont de fer que
le président Estimé avait fait construire, et prirent la route qui
s’enfonçait dans la campagne, laissant derrière elle la rivière.
Ils retrouveraient celle-ci à Morel, à quatre heures de marche.
C’était là le but de leur promenade. Près de la route, dans un
coude de la rivière, il y avait un bassin
calme, profond et large, bordé d’une colline couverte de verdure.
Il était agréable de s’y baigner. Même aux heures les plus
chaudes, il y faisait très frais. Ce serait une agréable journée.
Ils portaient tous
les trois d’amples chapeaux de paille. La mode, dans les villes,
était plutôt de circuler tête nue, à la yankee. Mais tout à
l’heure, sur le grand chemin,
il ferait chaud. Les paysans, pas fous, n’allaient d’ailleurs
jamais tête nue. Les garçons avaient déboutonné leurs chemises.
Des paysannes, d’énormes
paniers pleins de fruits, de légumes, de poulets attachés ensemble
par les pattes, sur la tête, « descendaient » vers la
ville à longues foulées souples, reins cambrés. Certaines, juchées
« à femme » sur leurs bourriques ou leurs mulets chargés
de victuailles, fumaient tranquillement, encourageant de temps à
autre l’animal d’un « fouiii » strident. Celles-là
avaient l’air relativement aisées. « Paysans moyens »
songea Lys. D’autres, panier sur la tête, poussaient devant elles,
à grands coups de macaque, une pauvre bourrique ou un malheureux
mulet croulant sous la charge. De temps à autre, un animal
s’arrêtait pour souffler quelques instants, indifférent à la
grêle de coups de bâton dont on le gratifiait aussitôt.
Des petites filles
de sept à huit ans, coiffées d’un panier proportionné à leur
taille, marchaient à pas pressés, semblant avoir à coeur d’imiter
en tous points la mère qui précédait, royale. Sous le panier
tressé, elles jetaient de rapides coups d’oeil à droite, à
gauche, d’un air averti de grande personne. Les paysannes, tout en
marchant, échangeaient les derniers tripotages,
less derniers ragots, en riant, et évoquaient à haute et
intelligible voix les récents malheurs conjugaux de compère Untel.
« Bonjour, chéris »
lançaient-elles souvent, en souriant, aux jeunes gens, qui
répondaient poliment.
Frénel arrêta une jeune
femme qui portait sur la tête un monumental panier bourré de
fruits.
Sans effort
apparent, la jeune femme souleva son panier et le déposa sur le bord
de la route. Les figues étaient belles, des figues-baïonnettes,
très longues. Frénel marchanda pour la forme. La jeune fille le
couvait des yeux. Visiblement, ce nègre aux larges épaules lui
plaisait. Elle sourit :
- Chéri, tu es si tellement beau garçon que je n’ai pas le coeur à marchander, non...
Lys et Jacques
éclatèrent de rire. Frénel, confus, paya ce qu’elle demandait.
La fille souleva son lourd panier avec un han ! sonore, le mit
sur sa tête, y prit un gros avocat bien mûr qu’elle tendit au
garçon, dit « au revoir, la compagnie » et s’en fut.
Frénel, son avocat dans une main, la grappe de figues dans l’autre,
restait planté là, vivante incarnation de la perplexité. Les deux
autres, écroulés de rire, se tapaient sur les cuisses.
Lys reprit avec peine son
calme.
- Eh bien, mon compère, tu as du succès, oui...
- Un vrai cyclone, ajouta Jacques qui riait encore. Il les dévaste toutes !
- Et le pire, c’est qu’il ne s’en rend même pas compte, ajouta Lys.
Frénel regardait encore
la jeune femme qui s’éloignait à longues foulées.
- Je ne vois pas pourquoi vous riez, dit-il, sérieux. Elle était très gentille, cette fille.
- Et jolie, remarqua Lys. Mon compère, ta mère t’a fait avec toute ta chance.
Frénel se dérida.
- Allez, viens, macho, dit Jacques. Faut qu’on soit là-bas avant midi, oui...
Ils repartirent. Frénel
partagea les bananes qu’ils avalèrent avec appétit, puis, à
l’aide de son canif, découpa l’avocat en trois quartiers égaux,
en tendit un à Lys, un autre à Jacques, et jeta au loin le noyau.
- Il est très bon, cet avocat, grogna-t-il, la bouche pleine.
- D’où l’intérêt d’avoir de larges épaules et l’air bête, dit Lys, taquin.
- Vilain jaloux, répondit Frénel, ironique.
Ils rirent.
Il faisait déjà plus
chaud. Les trois garçons marchaient d’un bon pas. La ville était
maintenant loin. Les paysannes se firent plus rares : elles
devaient toutes être au marché, à l’heure qu’il était. Dans
un bois, sur une colline qui bordait la route, un oiseau chantait à
tue-tête. Son chant était étonnamment mélodieux. Ce devait être
un artiste...
La route se fit plus
étroite, plus caillouteuse. A gauche, la montagne. A droite, un
ravin profond, avec des arbres d’un vert violent. Dans une heure,
une heure et demie, ils seraient au « bassin ».
Lys souffla bruyamment.
Ils étaient au bord du chemin. Derrière eux, la forêt montait à
l’assaut de la pente abrupte. Devant eux, au contraire, miroitait
la rivière, bordée d’arbres touffus qui cachaient à la vue le
bassin, les quelques dizaines de mètres d’eau calme et profonde.
Il se tourna vers ses
compagnons :
- Qui y arrive le premier ?
Et il partit à toute
vitesse sur la pente. Les autres suivirent, riant et criant, sautant
les buissons, frôlant les arbres. Lys, devant eux, galopait à en
perdre haleine sur ses longues jambes, sa chemise ouverte flottant
derrière lui. Il riait.
L’un suivant l’autre,
ils arrivèrent au bosquet, exécutèrent un cross échevelé à
travers les arbres. Lys, bon premier, s’écroula sur l’herbe, à
deux pas de l’eau d’un bleu verdâtre. Jacques s’assit à côté
de lui. Frénel, dernier de la course, resta debout, enleva sa
chemise, son pantalon, encore tout essoufflé.
- Ces nègres-là courent comme des dératés, haleta-t-il.
Les branches des arbres
séculaires se rejoignaient presque au-dessus de la rivière. Ça et
là perçait un rayon de soleil, posé tel un pilier sur l’eau
calme. L’ombre, les arbres, l’eau... Oui, le spectacle avait
quelque chose d’irréel.
Les deux autres se
déshabillèrent aussi. Ils restèrent en caleçon, et se mirent à
bavarder à voix basse. Un moment passa.
Sur leur gauche, il y eut
un petit rire gai, presque inconvenant dans cette cathédrale de
verdure. Ils se retournèrent. A quelques pas, une jeune fille les
regardait, les yeux rieurs. Elle était agenouillée près de l’eau,
torse nu, comme font d’habitude les paysannes lorsqu’elles se
baignent.
Ils lui dirent
bonjour. A leur étonnement, elle ne répondit pas, rit encore, d’un
très beau rire clair comme une source, se mit à l’eau et
s’éloigna à la nage.
- Curieuse négresse, s’irrita Lys. Tu la salues, et elle te rit au nez.
Jacques lui fit un clin
d’oeil.
- Attendez, on va l’avoir. Venez.
Il piqua une tête dans
l’eau fraîche. Les deux autres suivirent. Leurs plongeons
résonnèrent comme des coups de tambour. Ils nageaient
vigoureusement, et eurent vite fait de rattrapper la jeune fille. Ils
l’entourèrent. Jacques lui tira un pied, histoire de lui faire
boire un peu la tasse. Puis ils se mirent à lui asperger le visage
d’eau, en riant comme des petits fous. La fille, nageant sur place,
essayait de les gifler, visage fermé.
- Ces nègres de la ville, quels sans-honte, ragea-t-elle.
Ils rirent plus fort. Le
jeu dura quelques minutes. Puis la fille dit :
- Arrêtez, t’en prie, je vais me neyer, oui...
Ils crurent à une ruse et
continuèrent. Puis Frénel, le premier, s’aperçut que quelque
chose ne tournait pas rond. La petite semblait essoufflée, but une
tasse, deux...
- Arrêtez, foinc ! s’exclama Frénel.
Il se mit derrière elle,
la saisit sous le menton. Elle s’accrocha convulsivement à son
bras. Il se mit à nager vers la rive, tirant derrière lui la jeune
fille.
Il arriva près de la
rive. Là, il avait pied. Il tira à lui la petite, la prit à
bras-le-corps, sortit de l’eau. Il fit quelques pas dans l’herbe,
la posa doucement. Lys et Jacques se regardaient, piteux. Frénel
n’était guère plus rassuré.
La jeune fille poussa un
soupir presque comique, s’assit, cracha, leva la tête et regarda
Frénel.
- Merci oui, monsieur, dit-elle.
- De rien : c’était notre faute. On a failli te noyer...
- Pour ça oui, admit-elle. Mais vous ne saviez pas, non,
- On ne savait pas quoi ? questionna Lys.
- Que je nageais mal !
Et elle rit aux éclats,
la tête renversée, du même rire argentin.
Elle se leva. Pas si
petite que ça, remarqua Lys. Elle était même aussi grande que
Jacques, et bien plantée.
Ils se regardèrent
quelques instants avec curiosité. Puis elle parut gênée, et s’en
alla. Frénel fit mine de la suivre. Lys lui saisit le bras.
- Laisse-la, elle a honte...
Ils s’assirent, dans
l’eau jusqu’à la taille, et se mirent à blaguer. De temps à
autre, Frénel jetait vers la fille des regards furtifs. Assise à
quelques pas, elle paraissait les avoir oubliés.
Au début de l’après-midi,
elle s’éclipsa. Frénel soupira sans s’en rendre compte. Les
deux autres n’eurent pas le coeur de se moquer.
- Allez, on ne la verra plus, avec sa tête d’Indienne, dit Lys, faussement gai.
Frénel le regarda :
- Indienne ?
Lys le fixa d’un drôle
d’air.
- Tu l’as regardée tout le temps, et tu n’as même pas vu qu’elle avait les cheveux droits, égaré ?
- Un hébété sur chaise de paille, voilà ce que tu es, renchérit Jacques.
Frénel plongea dans un
abîme de réflexion. Il avait tout remarqué. Tout, sauf ça...
La jeune fille reparut une
demi-heure plus tard. Elle avait passé une méchante robe de coton
bleu, rapiécée de haut en bas, et tenait à deux mains sa jupe,
gonflée telle un panier d’on ne savait trop quoi. Elle les appela.
Ils sortirent de l’eau.
Elle les laissa s’approcher, s’assit avec grâce et lâcha la
jupe. Des fruits de toute sorte, des sapotilles, des goyaves, des
grappes de quénèpes, des caïmites, des cachimans, deux corossoles,
roulèrent sur l’herbe.
Ils s’assirent
près d’elle, et tous se mirent à manger de bon appétit. La jeune
fille mordait goulûment, découvrant des dents blanches de jeune
chien. Frénel la regardait : c’était vrai qu’elle
ressemblait à une indienne, avec ses cheveux droits, son visage
ovale, ses yeux aux paupières lourdes, étirés vers les tempes, sa
bouche charnue. Elle était d’une beauté étrange, inhabituelle.
L’ombre, autour d’eux, donnait à leur repas un petit air de
complot.
Lys voulut prendre une
sapotille. Elle étendit le bras et la lui ôta doucement de la main.
- Ça, c’est le manger de la Maîtresse de l’Eau, dit-elle en le regardant d’un curieux air.
Lys regarda Jacques, qui
regarda Frénel. Ce dernier haussa imperceptiblement les épaules.
L’étrange fille...
Le pique-nique improvisé
continua. La fille ne mangeait que des sapotilles. D’un commun
accord, les garçons les lui laissèrent.
Elle prit la dernière
sapotille, mordit dedans, parut réfléchir. Puis elle tendit à
Frénel le fruit, niché au creux de sa main, d’un geste lent de
prêtresse. Frénel le prit. La jeune fille se leva, s’éloigna
d’une vingtaine de pas, et s’assit, les pieds dans l’eau.
Frénel alla s’asseoir auprès d’elle. Lys et Jacques se
regardèrent. Jacques, de la main, eut un geste fataliste.
- Ce qui doit arriver
arrive, dit-il.
Lys ne répondit pas. Il
se leva, entra dans l’eau. Jacques le suivit et, ensemble, ils se
mirent à nager silencieusement. La rivière était d’une fraîcheur
de source.
Frénel regardait la jeune
paysanne. Elle ne lui prêtait aucune attention, bien qu’il fût si
près d’elle qu’il l’entendait respirer. Il se sentait
étrangement ému, et ne savait par quel bout commencer. Frénel,
beau garçon, costaud, au rire facile, que tout le monde aimait
instinctivement, avait toujours eu peur des filles. Il ne
s’apercevait tout simplement pas que, souvent, certaines de ses
camarades de classe lui lançaient des regards plus que langoureux.
L’on disait même que telle mulâtresse huppée de la haute
n’allait aux matches de football que pour voir jouer ce grand
gardien de but agile, aux réflexes prompts, à l’attention
toujours en éveil. Le bellâtre en question, que ses copains avaient
dû emmener de force se faire dépuceler, se plongeait toute la
sainte journée dans ses bouquins, claquemuré dans une timidité de
chat sauvage.
Il lui avait fallu tout
son courage pour venir s’asseoir auprès de la jeune fille.
Maintenant, il ne savait quoi dire.
Il fit un effort :
- Comment t’appelles-tu ?
Elle ne parut pas avoir
entendu. Il attendit, repris par sa timidité. Elle tourna lentement
la tête vers lui, le regarda :
- Maîtresse de l’Eau, c’est mon nom, oui, dit-elle.
Il tressaillit. Noire,
elle avait pourtant les yeux verts. Frénel connaissait la vieille
légende : la Maîtresse de l’Eau, fée gardienne des
rivières, grande mulâtresse aux yeux d’émeraude, aux longs
cheveux... L’eau jalouse avalait tous ceux qui l’approchaient...
Un instant, il fut pris de la même peur superstitieuse qui le
tenaillait jadis, lorsqu’enfant, dans l’ombre inquiétante du
soir, il écoutait les jeunes bonnes « tirer contes »,
raconter les légendes.
Il lui dit doucement :
- La Maîtresse de l’Eau nage bien mal...
Elle sourit, et fut
soudain plus réelle, plus charnelle.
- Il n’y a pas longtemps que je nage. Lorsque j’étais toute petite, une fois, je m’étais endormie, les pieds dans l’eau. Lorsque je me suis réveillée, j’avais de l’eau jusqu’au cou. Cette grande couleuvre avait commencé de m’avaler. Depuis, j’ai toujours eu peur de l’eau...
Elle parlait lentement,
avec cet accent particulier des paysans du Sud, qui leur donne l’air
de chanter.
- Il y a peu de temps, j’ai eu un songe, et j’ai su que j’étais la Maîtresse de l’Eau. Le lendemain, je me suis mise à nager...
La rivière coulait,
tranquille. Une brise paisible jouait dans les feuilles des grnads
arbres. Ça et là, un rayon de soleil taquinait l’eau limpide. Les
voix de Lys et de Jacques, qui nageaient toujours, leur parvenaient à
peine, comme assourdies. L’ombre régnait autour d’eux. L’on se
serait cru dans une église. Frénel se sentait comme envoûté.
- Comment se fait-il que tu ne sois pas au marché ? demanda-t-il.
Elle fit non de la tête.
- La première fois que je suis allée à la ville, j’ai jeté mon panier et je suis retournée dans les mornes. Ma mère m’a battue, mais je ne suis plus jamais retournée au marché. Je n’aime pas la ville, non. J’ai peur.
- Qu’est-ce que tu fais, alors ?
De la main, elle fit un
geste vague. Il la regarda. Quel âge pouvait-elle avoir ?
Quinze ans, seize ans ? Elle respirait tranquillement, avec
calme. Il ne sut jamais pourquoi il se mit à parler, à parler...
Lorsqu’il s’arrêta, il ne se rappelait pas du tout de ce qu’il
avait dit.
Elle baissa la tête.
- Tu parles bien, soupira-t-elle, comme à bout de forces.
Il regarda l’eau.
- Tous les nègres de la ville parlent bien, continua-t-elle. Ils parlent, ils parlent. Ils font n’importe quoi avec leur langue. Et nous, nous travaillons tous les jours que le Bon Dieu fait. Et puis, ils nous ôtent le manger de la bouche pour s’emplir le ventre. Le clairin n’est pas assez bon pour leur gosier, et nous, nous allons le derrière à l’air, la faim dans le ventre...
Elle s’arrêta, soupira
profondément.
- A Source Blanche, c’est la famine. La source est morte. A Talleyrand, les gens mangent de la terre. Les enfants sont morts, et Dieu sait si les grandes personnes se sont privées pour eux. Plus loin, derrière le morne Nalo, c’est encore pire. La faim, c’est la madame de l’habitant, la seule qui lui soit fidèle... Ici, ça va mieux, grâce au Bon Dieu et à l’Eau.
Sa voix se brisa.
- Un jour, l’eau s’en ira... Il ne restera plus que des pierres... Les gens mourront, les arbres mourront, les chiens mourront, de soif. Les chats sauvages ne feront plus l’amour dans les fourrés... Les oiseaux s’en iront... Et la Maîtresse de l’Eau mourra, parce que sans l’eau, elle ne peut vivre...
Il ne sut jamais quand il
avait commencé à lui caresser les cheveux. Maintenant, la tête de
la jeune fille était au creux de son épaule, et elle pleurait sans
bruit.
- C’est toi-même que je veux, lui dit-il.
Elle s’essuya les yeux
sur l’épaule du garçon.
- Je serai pour toi tous les jours que le Bon Dieu me donnera. Et même quand tu ne voudras plus de moi... Je songerai à toi chaque fois que je viendrai icitte, et quand je serai ailleurs, ce sera la même chose, nèg an mwen23...
Il la rassura.
- Je voudrai toujours de toi.
- Si Dieu veut, dit-elle.
- Si Dieu veut, oui...
Une langueur très douce
les envahissait. Les oiseaux riaient et leur souhaitaient bonne
chance. Le vent chuchotait son accord. Les arbres les regardaient
paternellement. L’eau elle-même, si jalouse d’habitude, était
complice.
Elle demanda :
- Qu’est-ce que tu seras plus tard ? Propriétaire des terres de ton père, ou tonton-macoute, comme ils disent ?
- Ni l’un, ni l’autre, assura-t-il.
- Tu as de si tellement larges épaules... Sais-tu manier la machette ?
Il rit.
- Je pourrais te couper l’oreille sans te faire mal.
Elle hocha la tête.
- Alors, tu peux travailler. Un nègre qui sait manier la machette se débrouille toujours. D’habitude, les nègres des villes sont comme les blancs : ils ne savent pas travailler. Toi, tu n’es pas un blanc. C’est rare.
Il demanda :
- Un nègre pauvre, à la ville, c’est aussi un blanc ?
Elle réfléchit.
- Non... Un nègre pauvre, ce n’est pas un blanc, non. Les nègres pauvres, même à la ville, ils savent travailler, oui...
Ils s’enlacèrent et ne
dirent plus un mot. Les minutes passèrent...
Ils tressaillirent.
Jacques et Lys étaient près d’eux.
- Il faut que nous nous en allions, dit Lys. Nous avons juste le temps d’arriver à la ville avant la nuit.
Frénel regarda son amie.
Elle fit oui de la tête. Il avait une petite chaîne d’or, avec
une croix, autour du cou : elle datait de son baptême. Il la
détacha, la passa au cou de la jeune fille, la lui attacha. Eblouie,
elle le regardait d’un air stupéfait. Ils se levèrent, et elle
lui prit la main, Ils se regardèrent dans les yeux, longuement.
- Je suis ici tous les jours que le Bon Dieu fait, dit-elle. Te verrai-je encore, nèg an mwen ?
- Oui, répondit-il.
Comment aurait-il été
possible qu’il ne la revoie pas ? Les trois garçons dirent au
revoir, et s’en allèrent. La jeune fille suivit Frénel des yeux.
Lorsqu’ils furent sur le
grand chemin, Jacques parla.
- Un macho, un séducteur, voici ce que tu es ! Deux en un seul jour, rien que ça !
- Tu ne comprends rien, répliqua Frénel.
- Je comprends tout. Et Lys est de la même espèce. Deux machos, vous êtes.
Lys sourit, calme.
- Lorsqu’on s’aime, cela se décide en un clin d’oeil. Tu le sauras un jour, Jacques...
- Mais comment peut-il l’aimer ? riposta Jacques. Encore toi, avec ta Genti, ça se comprend : vous êtes gens du même monde. Mais la fille aux yeux verts, elle ne sait pas lire, elle ne connaît que ses montagnes et sa rivière. Comment peux-tu l’aimer, Frénel ?
- Tu fermes ta boîte ou je te la ferme, jeta Frénel d’un ton cassant.
- Ça suffit, intervint Lys. Pas entre frères. Jacqui, pour l’amour, c’est le coeur qui parle... Et il parle diablement fort !
Jacques alluma une
cigarette. Après tout, qu’est-ce qu’il en savait ? Il
n’avait jamais vraiment aimé une fille, et ne se croyait aimé de
personne. A tort, peut-être...
Ils marchaient vers la
ville. Maintenant, les paysannes s’en revenaient du marché. Elles
avaient l’air fourbues. De grosses auréoles de sueur marquaient
leurs robes, sous les aisselles et au creux des reins. Mais elles
marchaient toujours du même pas souple, leur panier vide sur la
tête. De temps à autre, une plaisanterie fusait, et elles riaient.
Le soleil, à grandes enjambées, regagnait son lit de montagnes.
Ils étaient maintenant
tout près du pont. Lys dit brusquement :
- Vous ne connaissez pas la nouvelle ?
Jacques, fatigué, ne
répondit rien, attentif cependant. Frénel sortit péniblement de
ses rêves et demanda, calme :
- Quelle nouvelle, Lys ?
- Erilien, le capitaine et l’agronome vont exproprier les habitants de Montagnac.
Jacques émit un
sifflement strident. Frénel s’arrêta net, stupéfait.
- Raconte...
Lys leur expliqua toute
l’affaire. Quand il eut fini, ils étaient sur le pont, et le soir
tombait. Frénel jura grossièrement.
- Les chiens ! Ça va encore faire des morts !
Jacques articula
posément :
- Dans ce cas, autant les tuer tout de suite...
Frénel demanda à voix
basse :
- Tuer qui, Jacqui ?
La voix de Jacques devint
encore plus calme, détachée, presqu’irréelle.
- Erilien, le capitaine, et l’agronome si on le trouve. Nous ne pouvons pas laisser se faire cette saloperie.
- Es-tu fou ? demanda Lys.
Jacques était d’un
calme inquiétant.
- Non, je ne suis pas fou. Il faut tous les tuer, et en commençant par Erilien. C’est le plus dur des trois. Le seul moyen...
Ils étaient
maintenant en bas la ville,
dams les faubourgs populaires.
- Tais-toi, dit Lys sans élever la voix.
Ils se turent. Lys
ajouta :
- On en discutera demain, à fond. Moi, je vais où vous savez.
- Okay, dirent les deux autres, à l’américaine.
Lys rebroussa chemin,
tourna dans le sentier, à droite, pressa le pas. Pourvu qu’elle ne
soit pas déjà partie... il courait, maintenant.
Il se laissa tomber sur
l’herbe, près de Gentiane.
- J’allais partir, dit celle-ci.
Elle avait l’air
contrariée. Il la caressa sans réussir à la dérider.
- Où étais-tu, monsieur ?
- A Morel, répondit Lys. Avec Frénel et Jacques.
- Eh bien moi, je m’en vais ! jeta-t-elle d’un ton brusque.
Et elle se leva. D’un
bond, Lys fut derrière elle, la saisit par la taille, la souleva.
Elle lui donna un coup de talon.
Il rit, et la tint encore
plus serré. Elle le frappa à nouveau deux ou trois fois, lui tira
les oreilles, puis se calma d’un coup :
- Tu me fais mal...
Il la posa doucement par
terre. Elle se retourna vivement et lui assena une maîtresse gifle.
Devant les yeux du garçon, des chandelles dansèrent. Il la regarda,
stupéfait.
- Je n’aime pas qu’on me force. Si je veux partir, tu dois me laisser m’en aller !
Et elle s’éloigna.
Lys se tâta la
joue. Genti était d’une belle force. Il s’assit sous le
flamboyant, prit une cigarette, chercha dans ses poches : il
n’avait plus d’allumettes. Il froissa la Splendid
entre ses doigts, la jeta à l’eau et se trouva idiot.
Longtemps, il resta assis.
Gentiane avait raison : il ne fallait pas la forcer. Elle avait
du caractère. Il pensa à autre chose. Fallait-il « tous les
tuer », comme le voulait Jacques ? Il entendit de nouveau
la voix de son ami, détachée, lointaine, comme sans corps...
Il rentra chez lui très
en retard.
cinq
Il devait bien être dix
heures lorsque Gentiane et Mériane prirent congé de marraine
Louise. Le soleil était déjà haut dans le ciel, la lumière
aveuglante. Il faisait chaud.
Elles prirent le chemin de
la ville. Marraine Louise, une petite femme boulotte au visage rond,
couleur pain brûlé, qui ne paraissait pas sa quarantaine, les
suivit des yeux, accoudée à la barrière. Ce que sa filleule était
devenue grande... Et quelle belle fille, aussi ! Il n’y avait
que les cheveux qui n’allaient pas. Marraine Louise – et c’est
un préjugé fort répandu chez nous – n’aimait pas les cheveux
crépus. Mais pour rien au monde, elle ne l’aurait dit à sa
Genti...
Les jeunes filles
bavardaient. Gentiane taquinait son amie sur ses nombreux amoureux,
ou supposés tels. Mériane riait aux éclats.
Elles passèrent
sous un immense mapou,
un arbre géant qui bordait la route. L’ombre leur fit du bien.
Puis Mériane dit, rieuse :
- Hum... J’en connais qui ont dix fois plus de succès que moi, mais qui ne racontent jamais rien, non...
- Qui ça, Mériane ?
- Une personne qui n’est pas très loin en ce moment.
Gentiane sourit :
- Tu crois ?
Mériane se fit sérieuse :
- Tu peux avoir tous ceux que tu veux, Genti. Tous : le fils du préfet, celui du magistrat communal, l’un ou l’autre des jumeaux du juge. Mais tout le monde sait que tu n’en veux qu’un...
- C’est vrai, dit Gentiane.
- Tout le monde sait !
- ... Et je me suis fâchée avec.
Il y eut un silence. Puis
Mériane dit calmement :
- Tu peux te fâcher avec monsieur Lys autant de fois que tu voudras, Genti. Il reviendra toujours. Il est pris comme un ortolan dans un perlin25, oui.
Gentiane réfléchissait.
Lys... Le connaissait-elle, au fond ? Savait-elle ce qu’il
pensait ? Ce qu’il voulait d’elle ? C’était leur
première querelle. Lorsqu’elle l’avait giflé, il l’avait
regardée d’un air surpris, sans animosité apparente. La colère,
la rancune, viendraient plus tard... Genti aurait préféré qu’il
la frappe tout de suite : elle aurait su à quoi s’en tenir.
Il fallait attendre...
Gentiane n’aimait pas attendre.
Mériane, tout d’un
coup, se mit à courir. Devant elles, à une cinquantaine de mètres,
un homme causait avec une commère plutôt rondouillarde. Il était
vêtu de gros bleu délavé, diacoute en bandoulière. Mériane
l’atteignit, s’accrocha à son bras en riant. Il se retourna :
c’était Louidor, son père, le plus pauvre et le plus travailleur
des deux moitiés
d’Hector. Un nègre sérieux, pour sûr...
Gentiane s’approcha.
Louidor paraissait une quarantaine d’années, le visage marqué de
profondes rides, l’air grave. Il avait d’énormes mains musclées,
dont l’une était maintenant posée sur l’épaule de sa fille.
Genti le salua.
- Bonjour, Louidor, et le vieux corps ? Bonjour, madame, ajouta-t-elle.
- Pas trop mal, non, mademoiselle Genti, répondit Louidor. Pas trop mal...
La femme dit bonjour et,
par discrétion, s’éloigna.. Louidor se tourna vers sa fille.
- Tu es sérieuse ? Tu fais ton travail ?
La petite se tint coite,
intimidée. Son père lui en imposait toujours. Et puis il y avait
cette immense main, lourde, chaude et dure, sur son épaule...
Gentiane intervint :
- Mériane est très sérieuse, Louidor. Elle fait ce qu’on lui dit. Et elle sait maintenant lire, oui....
Elle n’ajouta pas que la
jeune fille s’était sauvée, un jour, à cause d’une réprimande,
atteinte dans sa fierté par quelques mots trop vifs. Louidor ne
plaisantait pas : Mériane aurait immédiatement eu droit à une
mémorable raclée.
Le paysan regarda sa fille
sans sourire.
- C’est bien. Continue comme ça, ma fi...
- Et maman, papa ? demanda la jeune fille. Et mes petits frères ?
Un instant, Louidor se
troubla.
- Ils sont bien, oui, grâce à Dieu, dit-il.
- Ont-ils à manger, papa ?
La voix de Mériane était
à peine audible. Louidor se troubla de nouveau, puis dit, sévère :
- Ça, c’est moi que ça regarde, Mériane.
Ils se mirent à marcher.
Louidor demanda des nouvelles de « son compère monsieur
Hector ». Gentiane répondit brièvement. Elle regardait
Mériane, qui la regardait.
Au pont, Louidor et la
grosse femme les quittèrent. Gentiane prit Mériane par le bras.
Elles traversèrent la rivière, s’arrêtèrent sous un arbre, se
regardèrent.
- Ce n’est pas vrai, ce qu’il a dit, Mériane ?
La petite baissa la tête
et fit signe que non. Puis elle regarda Gentiane. Des larmes
coulaient sur ses joues satinées. Elle renifla.
- Papa n’a pas mangé depuis au moins trois jours. Ça se lit dans ses yeux, oui. Je sais comment ils sont lorsqu’il a faim. Ils ne sont pas bien du tout, non...
Elle pleurait toujours.
Gentiane l’enlaça.
- Il ira chez mon père, chérie. Papa lui prêtera sans intérêt : il l’aime bien. Ne pleure pas...
Un bourgeois qui passait
sur la route, au volant d’une grosse Chevrolet noire, se dit que la
fille de ce vieux bambocheur d’Hector avait de bien mauvaises
fréquentations. Embrasser une petite paysanne, rouch, quelle
horreur !
Le repas se déroula dans
le calme. Mériane servait, visage lisse, yeux baissés. Gentiane
l’observait. A quoi pensait-elle ? Hector, qui se remettait
d’une monumentale saoûlographie, ne disait mot. Les jumeaux se
lançaient, sous la table, des coups de pied, sans trop insister. La
mère, satisfaite, trônait. Gentiane la regarda.
- Elle est plus belle que moi, pensa-t-elle.
Alice était partie pour
l’église, laissant Mériane à la boutique, qui occupait le devant
de la maison. Hector était assis au salon, derrière l’épicerie,
et écoutait la radio. Gentiane alla le rejoindre. Aussitôt, il
éteignit le poste. La voix nasillarde de Papa Doc, dont la Voix de
la Révolution Duvaliériste retransmettait un discours, se tut.
Hector aimait causer avec sa fille, car celle-ci ne lui faisait
jamais de reproches.
Genti lui raconta les
ennuis de Louidor. Il sourit, l’air malin.
- Je sais. Il est venu tout à l’heure me demander vingt gourdes, que je lui ai prêtées. C’est un nègre sérieux, il me les rendra.
Gentiane rit, satisfaite :
Louidor ne se ferait pas « poignarder ». Puis elle entama
l’exécution de son petit plan.
- Tu peux faire mieux pour lui, dit-elle.
- Que puis-je faire d’autre, ma petite fille ? demanda Hector, l’air étonné.
- Il te doit des fermages...
- Ça, foutre oui ! Et il me les paiera, c’est un nègre de parole.
- Oui, mais sa femme et ses enfants ont faim. Tu pourrais – elle hésita un peu – le dispenser de les payer. Pour cette fois.
Hector regarda Gentiane
avec des yeux ronds, la bouche ouverte. Puis il se leva et explosa.
Tout y passa :
les filles sans-aveu qui dérespectaient
leur père, les Bon Dieu de communisses qui foutaient des idées
idiotes dans la tête de tout un chacun, le commerce qui marchait mal
à cause de ces sans-maman de macoutes, le manger qui était de plus
en plus mauvais à la maison, le pays qui allait à la catastrophe,
cette Mériane qui restait tout le temps assise sur son cul, et qu’il
ne supportait que parce qu’elle était sa filleule, les cigarettes
dont le prix augmentait chaque jour, le clairin qui ressemblait
maintenant à de la pisse... Il tonnait. Sa grosse voix faisait
trembler les cloisons et les vitres. Cela dura un bon quart d’heure.
Puis il dut s’arrêter pour reprendre souffle. C’était ce que
Gentiane attendait.
- Tu vas te fatiguer, mon papa à moi, plaça-t-elle.
La petite voix douce le
vida instantanément de sa colère. Il s’assit, renfrogné et
vaguement honteux.
Gentiane vint à lui,
s’assit sur ses genoux, prit un mouchoir dans sa poche et lui
essuya doucement le visage. Il se laissait faire. Ce bravache, tout à
coup, se demandait pourquoi il allait chercher au dehors l’affection
dont regorgeait sa maison. Bien qu’il n’eût pour un empire
accepté de le reconnaître, il n’était pas loin du bonheur.
Gentiane lui passa les bras autour du cou.
- Laisse Louidor tranquille, cette fois-ci, lui chuchota-t-elle au tuyau de l’oreille.
Il sursauta. Toute son
éducation, tout son passé s’insurgeaient contre cela.
Propriétaire foncier il était, propriétaire foncier il resterait.
Grâce à ses fermages. Mais que faire contre cette petite voix qui
le privait de sa force ? Il la regarda : les macoutes
disaient bien que tous les jeunes étaient des communisses... Alors,
pourquoi pas sa fille ?
Il la questionna :
- Tu es... communisse ?
Elle rit :
- Je suis comme mon papa m’a faite !
Il soupira, rassuré.
C’était une timoun,
une gosse, rien qu’une gosse. Elle ne supportait pas la misère des
autres, voilà tout.
- D’accord, dit-il. Mais seulement pour cette fois.
D’une main légère,
elle lui caressa le visage. Ils restèrent plus d’une heure à
causer. Hector avait rallumé la radio. Papa Doc, plus que jamais
nasillant, fulminait contre les réactionnaires et les apatrides de
tous bords.
Gentiane se sauvait par la
cour, pour aller retrouver Lys, au cas où celui-ci viendrait au
flamboyant. Mériane lui barra le passage. Elle lui sauta au cou et
voulut lui embrasser la main. Gentiane la retira prestement.
- Non, chérie. Si tu veux m’embrasser, embrasse-moi « des deux bords », comme une soeur.
Mériane lui appliqua deux
baisers mouillés sur les joues. Elle était toute contente. Genti
l’était moins. Louidor et sa famille mangeraient quelque temps.
Mais après ?
Elle arriva au flamboyant
vers les cinq heures. Personne. Elle attendit. Elle avait tant de
choses à lui dire...
Personne ne vint. La demie
de six heures sonna. Gentiane regarda autour d’elle. La rivière,
les buissons, les oiseaux, tout semblait si triste...
Elle se coucha sous
l’arbre et sanglota longtemps, en tremblant des pieds à la tête.
Il ne viendrait pas. Il ne l’aimait plus...
Lys était pourtant à
deux pas d’elle, sur l’autre rive, caché par un bosquet, et
flanqué de Frénel et de Jacques. Depuis deux heures de
l’après-midi, ils discutaient ferme, à voix basse. Jacques,
toujours aussi calme, s’en tenait à son avis.
- Il faut les tuer tous les trois. Pas le temps d’appeler le Parti à l’aide. Je le sais : ils vont tout régler cette semaine.
Le premier, Frénel céda.
- D’accord. Mais on n’a pas les moyens de les tuer tous les trois ensemble. Il faut en choisir un, celui dont la mort fera tout échouer.
- C’est Erilien, dit Lys. C’est le seul des trois qui ait vraiment quelque chose dans la tête... et ailleurs. C’est lui le chef. Il faut donc liquider Erilien.
Les deux autres
acquiescèrent. L’accord de principe réalisé, ils se mirent à
régler les détails de leur complot. Lorsqu’ils eurent fini, la
nuit était tombée depuis longtemps. Lys avait envie de voir Genti,
mais il était manifestement trop tard. Si elle était venue, elle
était certainement repartie. Ils s’en revinrent à la ville
séparément. Dans la rue de chez Lys, des enfants rentraient à la
maison, houspillés par une maman fort énervée...
six
Erilien avait un pied sur
le marchepied de la jeep. L’arpenteur, assis au volant, lunettes
noires sur les yeux, casque colonial en tête, levait vers lui un
visage préoccupé. Derrière, ses deux aides, assis face à face,
attendaient. L’un d’eux tourna la tête et cracha dans la
poussière.
- Même avec un camion plein de macoutes, ça n’irait pas, dit l’arpenteur.
- Non, rétorqua Erilien. C’est sans macoutes que ça ira le mieux.
Ce mulâtre maigre, aux
avant-bras musculeux, avait le don de l’énerver.
- Tu t’amènes comme ça, tranquillement, l’air de rien. Ces nègres sales n’y comprendront goutte. Le temps que l’un aille avertir l’autre, qu’ils se rassemblent, qu’ils comprennent, et tu auras fini. Au moins pour aujourd’hui.
L’homme le regarda
pensivement.
- Alors, viens aussi, risqua-t-il. Il reste une place. Avec ton gros revolver, tu les intimideras...
- Non, trancha Erilien. On me connaît trop par là. Ils sauraient tout de suite de quoi il retourne.
Il se pencha à l’oreille
du mulâtre.
- Tout n’est pas réglé avec Port-au-Prince. Il faut y aller doucement. Pour maintenant.
L’autre hocha la
tête, puis haussa les épaules. Après tout, les coups durs, il
avait l’habitude. Il s’en était toujours sorti, même la fois où
les habitants
l’avaient enterré vivant. Alors, pourquoi pas cette fois-ci ?
Il tourna la clé. Le
moteur vrombit. La jeep démarra et disparut dans un nuage de
poussière.
Erilien rentra dans la
maison, prit son revolver, ressortit. Il se dirigea vers la caserne.
Ce matin, les macoutes s’entraînaient.
Il revint vers les deux
heures de l’après-midi, flanqué de Pierre et de Joss. Ils
mangèrent, puis Erilien renvoya la cuisinière chez elle : elle
avait une bonne demi-douzaine de gosses, dont trois du macoute.
Celui-ci ne donnait jamais rien. La femme se débrouillait, Dieu sait
comment, et se gardait bien de se plaindre. Erilien n’avait pas
l’ombre d’un remords : tous les hommes faisaient pareil.
Les trois macoutes
s’assirent sur la galerie, côté cour, à une petite table.
Erilien amena un jeu de cartes, trois dame-jeannes de clairin, et un
bol de citrons verts. L’après-midi s’annonçait bien. Il regarda
le ciel : le malfini planait, presqu’immobile. Il eut envie de
tirer sur ce voleur de poules, se retint : il fallait bien que
tout le monde vive ! Ils se mirent à jouer au bésigue, buvant
force rasades de clairin au citron.
L’après-midi
s’éternisait. Pierre et Erilien semblaient tous deux mûrs. Joss,
qui buvait moins, les regardait d’un air moqueur. La partie
continuait.
Erilien pointa l’index
vers Joss :
- Ton 250, tu peux te le mettre dans la cul, grogna-t-il.
- Quel 250, chef ? demanda l’interpellé de son air le plus innocent.
- Celui que tu as dans ta main, nègre sot !
Joss lui jeta un coup
d’oeil rapide. Diable ! Le gros n’était pas aussi saoûl
qu’il le paraissait...
Il y eut un crissement de
freins devant la porte, et l’arpenteur parut, casque sur la tête,
mais sans lunettes, l’air énervé. Il se frictionnait le dos.
Erilien leva la tête.
- Tu as arpenté ? demanda-t-il d’une voix pâteuse.
- Non, foutre ! hurla l’homme.
Erilien baissa les yeux,
les releva :
- Comme ça, tu n’as pas arpenté ? demanda-t-il d’un ton inquiétant.
L’arpenteur reprit son
calme avec effort.
- J’avais pris le chef de section à Matelas. Un peu plus tard, nous sommes arrivés. Je suis descendu de la jeep avec les autres. Nous avons marché. A un coude du sentier, une douzaine de nègres nous attendaient.
Il tira un mouchoir,
souleva le casque, s’essuya le front et le visage, remit son
couvre-chef...
- Tout de suite, j’ai flairé le coup dur. J’ai l’habitude. Deux secondes après, les pierres commençaient à voler. Le chef de section est tombé. Nous nous sommes sauvés. Je ramène un homme, l’autre est quelque part dans les bois. Il reviendra à pied.
Il regarda Erilien d’un
drôle d’air :
- Je te l’avais bien dit...
Erilien n’était pas
d’humeur à saisir les nuances. Il se leva pesamment.
- Comme ça, tu n’as pas arpenté ?
- Non, foutre ! s’exclama l’autre.
Le gros macoute explosa.
- Je vais foutre te crucifier, icitte ! tonna-t-il.
L’arpenteur le regarda
avec des yeux ronds. Erilien était-il fou ? Le macoute tira son
revolver d’un geste maladroit.
- Marche devant ! gueula-t-il. Dans la cour !
L’arpenteur descendit
les marches de la galerie, fit quelques pas dans la cour, Erilien,
Joss et Pierre sur les talons. Au fond, près de la clôture, il y
avait un pigeonnier, perché sur un gros poteau mal équarri. A
hauteur d’homme, une planche horizontale était clouée. Elle
servait de perchoir aux pigeons.
Erilien et Pierre lièrent
les bras de l’arpenteur à cette planche. Joss les regardait faire,
n’en croyant pas ses yeux.
Erilien prit le casque
colonial, le jeta.
- Jésus-Christ n’avait pas de chapeau, grogna-t-il.
Il recula de quelques pas,
leva le revolver. De grosses gouttes de sueur coulaient sur le visage
du mulâtre.
- Je vais te fusiller icitte, saloperie de nègre sale ! hurla-t-il.
Joss s’interposa, très
calme.
- Chef, commença-t-il.
- Quoi, nègre sot ? grogna le gros macoute.
- Un arpenteur avec du plomb dans le cul, ça n’arpente pas, non...
Erilien hésita, puis
baissa le revolver. C’était effectivement le seul arpenteur
valable de la ville. Il prit un air malin.
- En effet, compère, en effet...
Puis, d’un ton juste un
peu trop détaché :
- Oui, chef, s’empressa Pierre, un plein gallon.
- Pour quoi faire, la gasoline, chef ? demanda Joss.
Erilien eut l’air encore
plus malin.
- Pour ses pieds, mon garçon, pour ses pieds. Un nègre qui a tant couru, il lui faut un bain de pieds...
L’arpenteur, tout brave
qu’il était, trembla. Joss eut l’air de réfléchir un moment,
regarda Erilien.
- Chef...
- Hein ?
- La gasoline, ça brûle !
- Justement, rigola Pierre.
- Un arpenteur avec les pieds brûlés, ça n’arpente plus du tout, non, termina Joss.
Erilien se tut, saisi.
Puis il pointa l’index vers Joss, l’air de découvrir quelque
chose.
- Toi, tu es intelligent, mon fi, oui. Tu iras loin ! Un in-tel-lec-tuel, tu es. Ce n’est pas comme ce gros sac de Pierre.
- Nègres dérespectants, grogna le gos sac.
L’arpenteur et Joss
soufflèrent. C’était gagné. Le mulâtre fit un clin d’oeil au
jeune macoute, dit « merci » à voix basse. Joss lui
sourit. Les trois macoutes revinrent sur la galerie. Erilien et
Pierre se remirent à se saoûler consciencieusement. Joss buvait
peu, et ressassait dans sa tête des choses pas très gaies.
Pourquoi, bon Dieu, un nègre devait-il, pour vivre, se commettre
avec des ivrognes, des tortionnaires et des tueurs ? Joss
n’aimait ni boire, ni tuer, ni battre les gens. En fait, il
n’aimait que sa jeune femme, enceinte de nouveau depuis quelques
semaines, et ses deux gosses. Qui le lui rendaient bien. Il soupira.
Pourquoi, foinc, pourquoi ?
Vers les six heures, le
capitaine arriva. Il tapa sur l’épaule d’Erilien, écroulé sur
la table, puis se recula.
- Tonnerre foutre ! s’écria-t-il, ce nègre pue l’alcool pire qu’une distillerie !
Il regarda Pierre.
Celui-là ne valait guère mieux.
- Si fait, mon capitaine, si fait, dit Joss.
Ce nègre tient bien
l’alcool, se dit le capitaine. Il demanda :
- Qu’est-ce que vous foutiez, icitte ?
Du menton, Joss indiqua la
cour. Le capitaine siffla, l’air stupéfait, puis descendit
rapidement les marches.
- Piersaint, mon cher, qu’est-ce que tu fous là ? s’exclama-t-il en s’approchant du crucifié.
L’arpenteur eut un
sourire en coin.
- Erilien a trouvé que je ressemblais à Jésus-Christ. Les pigeons m’ont baptisé la tête, oui...
Le capitaine rit, le
détacha. Ils s’en revinrent sur la galerie. Erilien et Pierre, fin
saoûls, ronflaient. L’officier s’adressa à Joss :
- Ces nègres m’ont l’air complètement rectifiés. Ils en ont pour jusqu’à demain matin, au moins.
Joss, de la tête, fit
signe que non. Il n’avait pas compris le mot « rectifiés »,
mais voyait ce que le capitaine voulait dire.
- Pour Pierre, peut-être bien, dit-il. Mais le chef, d’ici une heure, deux heures, il va se réveiller, oui. Il ira pisser un bon coup...
- Et sera prêt à recommencer, acheva Piersaint en s’essuyant les cheveux souillés de fiente de pigeon.
- C’est ça même, oui, conclut Joss.
Le capitaine rit, puis
prit Piersaint par le bras. Ils passèrent dans le couloir. Un
instant après, Joss entendit vrombir le moteur de la jeep.
La nuit tombait dans
une débauche de couleurs. Le jeune macoute alluma un gros cigare à
cinq cobs28,
et s’en revint tranquillement chez lui. Auprès de sa madame, il
oublierait toutes ces saloperies... Pour quelques heures.
Erilien se réveilla, la
gueule pâteuse. Quelqu’un dormait encore, écroulé dans sa
chaise, tête renversée, bras ballants, bouche ouverte :
Pierre. Joss n’était plus là : il avait dû rejoindre sa
femme, une petite imbécile qui ne savait que le regarder d’un air
extasié, et lui faire un gosse tous les ans. Quels hébétés !
Il se leva pesamment, alla
au fond de la cour, pissa consciencieusement dans le noir, revint,
passa dans sa chambre. Il craqua une allumette, alluma la lampe, et
regarda le gros réveil au tic-tac bruyant : neuf heures et
demie.
Il se lava
soigneusement la bouche, alla au fond de la cour prendre une douche.
Il irait passer la nuit chez madame
veuve Momplaisir, comme on disait si
cérémonieusement. Une veuve qui lui voulait du bien, pour ça
oui... Il rit. Tout le monde était au courant, et ce n’était pas
pour lui déplaire. La veuve Momplaisir appartenait à la haute
société, au petit monde fermé qu’Erilien, gosse, regardait,
ébahi, parader sur la place,
dans le square municipal. Non, cela ne lui déplaisait pas du tout
que cette dame ait des bontés pour lui, et qu’on le sût. Qui
aurait jamais dit qu’il monterait
aussi haut lorsque, gamin des rues, il se bagarrait toute la journée
avec les autres timoun
des quartiers pauvres, sans même une paire de méchants souliers
pour aller à l’école ? Plus les gens en savaient sur ses
amours avec la veuve, mieux il se sentait. Mais tonnerre foutre,
pensa-t-il en s’esclaffant, qu’est-ce qu’elle plumait29
mal !
Il s’essuya, passa dans
sa chambre, et mit un pantalon et une chemise propres. La veuve lui
remplissait les oreilles des qualités de son fils unique, un morveux
de dix-huit ans, paresseux comme pas un, dont elle disait monts et
merveilles. Il faudrait bien qu’il fasse quelque chose, à
condition que le petit salaud, par ailleurs têtu comme une mule,
accepte d’entrer dans la milice. Lorsqu’il aurait commis quelques
exactions, Erilien pourrait le proposer, comme « duvaliériste
modèle », pour un poste dans l’administration. Mais il
faudrait que ce petit aristocrate foute auparavant ses mains dans la
merde, comme tout le monde, ça oui !
Erilien alluma une
cigarette et sortit. Il ne verrouilla pas la porte : qui aurait
osé venir voler chez lui ?
Il marchait d’un bon
pas, dans l’ombre épaisse et noire. L’argent destiné à
terminer la centrale électrique était depuis longtemps à l’abri
dans les poches de ce bambocheur de préfet, et de quelques autres.
Dont lui, Erilien. Il rit, puis redevint sérieux :
l’électricité, c’était quand même mieux, pour assurer
l’Ordre. Dans le noir, n’importe qui pouvait tuer, violer ou
voler. Les voleurs, exaspérés par la misère, étaient légion. De
temps à autre, il se commettait un meurtre « incontrôlé »,
c’est-à-dire dont la milice rejetait hautement la paternité.
Quant aux viols, les victimes n’osaient pas se plaindre : les
miliciens étaient les premiers à forcer qui leur plaisait. Erilien
haussa les épaules : tout ça ne choquait personne.
Le vent venait des
montagnes. Dans la nuit, des tambours grondaient. Erilien crut
reconnaître la voix grave d’un asotò30.
Il pressa le pas. Le bruit des tambours lui causait toujours un vague
malaise, depuis qu’à Port-au-Prince, il avait vu un film dans
lequel les Indiens dansaient toute la nuit au son des tam-tams, puis,
au petit jour, massacraient toute une ville. Si jamais il prenait
fantaisie aux habitants
des mornes de les imiter...
Il était maintenant
presque devant la porte de sa maîtresse. Il trébucha maladroitement
sur un caillou. Bien lui en prit, car le coup de bâton ne le toucha
qu’à l’épaule. Il se retourna. Boum ! Celui-là, il
l’avait pris en pleine tête. Il vacilla, sentit que quelqu’un
lui arrachait son revolver, hurla...
La veuve, au bruit, était
sortie sur sa véranda, une lampe à la main. Erilien bouscula une
ombre, courut. Il sauta sur la galerie. Lys se releva, étendit le
bras en direction de l’homme qui s’enfuyait. Il y eut un éclair,
une détonation. La femme poussa un cri aigu, lâcha la lampe qui se
brisa. Une haute flamme jaillit sur la mosaïque. Erilien poussa sa
maîtresse à l’intérieur. Deux de ses agresseurs fonçaient. Il
les reconnut. Le troisième accourait, hors toutefois du cercle de
lumière. Le macoute poussa la porte, traversa en courant l’office.
Lys et Jacques, dans la
foulée, entrèrent dans la pièce. La veuve Momplaisir, campée
toute droite, tremblait violemment. Son fils s’interposa. Lys le
mit K.O. d’un coup de crosse.
- Par là ! cria Jacques.
Ils traversèrent en
coup de vent l’office, déboulèrent dans la cour. La bonne, sur le
seuil de sa chambre, les regardait, bouche bée. A quelques mètres,
Erilien sautait l’entourage,
la clôture. Lys l’ajusta. Jacques regardait la cible, tendu.
Le coup de feu fit un
bruit assourdissant. Là-bas, l’ombre vacilla, mais reprit sa
course et disparut dans le noir. La petite bonne hurla, referma sa
porte.
- Touché ! s’exclama Lys.
- Mais on ne le retrouvera pas, dit Jacques. Foutu ! N’était-ce le petit salaud, on l’avait !
- Filons, jeta Lys.
Ils revinrent dans le
salon. La veuve tremblait toujours, convulsivement, en regardant son
fils, étalé de tout son long sur le parquet verni. Ils sortirent.
Le pétrole brûlait toujours, dans une lueur jaunâtre, sur la
galerie.
- Vous l’avez eu ? demanda Frénel, son couteau à la main.
- Non, on l’a raté, répondit Jacques.
- Mais blessé, ajouta Lys.
Ils coururent pendant
quelques centaines de mètres. Puis Lys s’arrêta.
- Filez là où nous avions dit. Ne rentrez pas chez vous. Il nous a probablement reconnus, Jacques et moi. Rendez-vous dans un mois, à l’endroit d’hier. Cachez-vous bien.
Les deux autres
acquiescèrent, partirent en courant. Lys regarda le gros .38.
C’était plus difficile que l’on croyait, de viser avec un
revolver. Et ça vous foutait un drôle de choc dans le poignet,
lorsque le coup partait. Il fallait le cacher.
Il regarda autour de lui :
personne. Les fusillades nocturnes étaient monnaie courante, avec
tous ces macoutes bambocheurs qui tiraient, ou se tiraient dessus,
pour un rien. Les deux détonations, les cris, n’avaient ameuté
personne...
Les tambours roulaient
toujours, sinistres. Leur bruit s’enflait, puis décroissait, par
vagues...
Lys arriva chez Gentiane.
Il pénétra silencieusement dans la cour, monta sur la véranda. La
porte-fenêtre de Genti était fermée. Il toqua à une persienne,
souffla :
- Genti...
- Qui est là ? murmura une voix mouillée.
Le coeur du garçon
battit.
- Genti, c’est Lys...
Il l’entendit se lever.
Elle s’approcha. Il l’entendit soupirer, à travers les
persiennes de bois.
- Lys... Attends...
Elle ouvrit sans bruit. Il
entra. Elle s’accrocha à son cou, se serra contre lui. Puis elle
sentit la bosse dure du revolver et se figea. Il se dégagea, leva
l’arme :
- Peux-tu me le cacher, Genti ?
Elle le regardait sans
comprendre, encore ensommeillée. Il lui mit le .38 encore chaud dans
la main.
- Cache-le moi, Genti...
Elle prit le pistolet. Il
l’entendit ouvrir quelque chose, le refermer. Elle revint auprès
de lui. Il fit mine de partir : elle le retint.
- C’est toi qui tirais, tout à l’heure ?
- Oui, souffla-t-il.
- Qui ?
- Erilien...
Elle respira plus vite. Il
essaya de se dégager. Elle se serra contre lui de toutes ses forces.
- Je ne veux pas que tu partes. Reste ici.
- Non. Genti. Ce ne serait pas prudent.
- Reste ici ou je crie.
Le piège... Il fallait la
calmer. Ils s‘assirent sur le lit. Lys la caressa quelques instants
sans rien dire, puis voulut se lever. Alors, elle s’accrocha à
lui, se coucha sur le lit. Il tomba sur elle.
- Genti...
- Prends-moi...
Ce fut leur nuit de noces.
Elle l’aimait, elle avait peur pour lui, et il ne voulait qu’elle.
Lorsqu’ils se furent
pris, ils restèrent couchés dans les bras l’un de l’autre,
épuisés, heureux sans doute...
Dans la pièce d’à
côté, la mère dormait à poings fermés, un sourire très doux sur
les lèvres.
Elle rêvait...
sept
Deux heures sonnèrent.
Lys et Gentiane dormaient, enlacés. Le grondement obsédant des
tambours rythmait la nuit noire de ses battements sourds.
Dehors, il y eut des cris,
des rires. Des voix avinées tâchaient de chanter. Puis quelqu’un
entra dans la cour, marcha sur la véranda. L’on frappa, trop fort,
à la porte : Hector rentrait. Dans la pièce voisine, la mère
se leva pour ouvrir.
Gentiane s’éveilla en
sursaut. Elle entendit parler sa mère à voix basse :
- Il est bien tard, mon homme...
Hector rit.
- Oui, maman, je sais...
Ça, c’était bien
son père : dès qu’il était ivre, il appelait sa femme
maman,
comme un gosse.
- Couche-toi, chéri à moi. Tu dois être fatigué.
Cette voix douce,
soumise... Gentiane l’aurait battue ! Lys, à côté d’elle,
murmura :
- Il faut que je m’en aille, Genti.
- Non, souffla t-elle. Attends qu’ils s’endorment. Ils n’en ont plus pour longtemps.
Dans la chambre voisine,
il y eut un bruit. La mère de Gentiane soupira, puis gémit. Lys se
gardait de bouger. Gentiane, tranquillement, mit la tête sur son
épaule.
Quelques minutes plus
tard, tout dormait. Lys et Gentiane se levèrent sans bruit. Le
garçon, à tâtons, se rhabilla.Gentiane se tenait devant lui,
immobile.
- Où vas-tu ? lui demanda t-elle.
- Si tu ne le sais pas, tu ne pourras pas le dire. Excuse-moi.
- Tu n’as pas confiance... amour ?
Elle paraissait alarmée.
Lys, assis sur le lit, laçait ses souliers.
- Si. Mais si l’on te battait ?
Elle comprit. Il avait
raison. Elle se rapprocha du garçon, toujours assis. Lys entoura les
reins de la jeune fille de ses bras, lui embrassa le ventre. Un long
moment, elle lui tint la tête contre elle. Puis il se releva.
- Je te reverrai ? lui demanda Gentiane avec tendresse.
- Oui, Genti. Bientôt.
Elle lui ouvrit doucement
la porte-fenêtre, le regarda disparaître dans le noir, referma sans
bruit...
Elle était dans le lit,
toute seule. Voilà comment c’était, la vie. Lorsqu’il était
arrivé, elle pleurait parce qu’elle croyait qu’il ne l’aimait
plus. Maintenant, elle pleurait de nouveau, parce qu’ils s’étaient
aimés et qu’il était reparti. Elle se força au calme. Cela ne
servait à rien de pleurer. De nouveau, il fallait attendre...
Erilien n’arrivait pas à
reprendre ses esprits. Sa tête le brûlait. Il ne comprenait pas ce
qui lui était arrivé.
Brusquement, il se
souvint : les coups de revolver... Sa tête lui semblait
exploser. Il se leva, mit un temps infini à réaliser qu’il était
dans la rue.Instinctivement, il se dirigea vers sa maison. C’était
l’avant-jour.
Lys était loin de la
ville, sur la route de Port-au-Prince. Il devait bien être sept
heures lorsqu’il aperçut le camion. Il se laissa rattrapper, agita
le bras. Le véhicule s’arrêta devant lui.
Sur un châssis de camion
Ford, un menuisier habile avait posé une cabine de bois toute
tarabiscotée, peinte de vert, de rouge, de jaune. Devant et sur les
côtés, il y avait, en lettres compliquées « Dieu seul
Maître », et, en plus petits caractères, « Port-au-Prince ».
Le chauffeur regardait Lys
d’un air inquiet.
- Il est beau, mon camion, hein ?
- Oui, très beau, répondit le garçon. Je vais à Port-au-Prince.
Il paya le
chauffeur, monta derrière. Il restait encore une petite place, à
gauche, sur le dernier banc. Il s’assit, eut du mal à caser ses
longues jambes, y parvint néanmoins sans trop gêner sa voisine.
Celle-ci parut apprécier. Le toit de la cabine craquait sous
l’amoncellement de vivres et d’animaux qu’il supportait. Une
chèvre bêlait. Au fond, le portrait de Papa Doc trônait, surmonté
de la sonnette qui servait à arrêter le camion. Celui-ci roulait
déjà, dans un nuage de poussière, sur la route défoncée. Il faut
des reins solides pour rouler sur nos grands
chemins.
Une heure passa, puis
deux. Lys était assis à côté de deux jeunes femmes. Celles-ci
semblaient fort anxieuses du prix que leur maïs, leurs pois et leurs
vivres « feraient » à la capitale.
Lys alluma une
cigarette. Sa voisine regarda le paquet avec une envie manifeste. Il
lui en offrit une, qu’elle prit en remerciant, sans aucune trace de
gêne. Il fit passer le paquet, puis les allumettes. Tout le monde
fuma. La dernière du banc, une robuste matrone dans la quarantaine,
au visage ouvert, mais aux yeux rusés de commerçante, se pencha et
dit, décidée :
- Mon fi, tu es un nègre bien élevé. Tu n’es pas de Port-au-Prince ?
- Non, madame, répondit Lys.
- Ah ! C’est pour ça... Les nègres de Port-au-Prince sont les vagabonds les plus enragés de tout le pays.
Tout le monde rit.
La jeune femme assise à côté de Lys lui demanda comment il
s’appelait. Elle avait le regard averti et l’air expérimenté
des revendeuses de profession, des Madan
Sara. Une à qui il ne devait pas être
facile de faire tourner la tête. Quoique... Il lui dit son nom.
- C’est un beau nom, Lys, dit-elle. Et pourquoi vas-tu à Port-au-Prince ?
Il la regarda bien en
face, sourit.
- Pour voir la famille, répondit-il calmement.
Elle approuva de la tête.
La famille, c’était sacré. Elle, elle aimait bien la sienne. Mais
il lui manquait un mari. Comment veux-tu te marier, lorsque tu es
tout le temps par monts et par vaux, sur les routes du pays d’Haïti ?
Elle se marierait plus tard. Mais pas avec un nègre de la ville. Lys
était d’accord.
Il était environ onze
heures lorsque, derrière eux, il y eut trois coups de klaxon. Lys se
retourna à demi : une DKW. Il crut reconnaître Joss au volant.
Le chauffeur du camion
regarda, puis freina. La jeep s’arrêta à quelques mètres. Deux
macoutes en descendirent. Ils firent le tour du véhicule, regardant
tout le monde, parlèrent au chauffeur. Lys, figé, attendait. Les
macoutes retournèrent auprès du chauffeur de la DKW.
- Ils ne sont pas là, non...
Lys respira plus
librement. Mais le chauffeur de la jeep descendit. On l’entendit
faire quelques pas. Puis le visage de Joss fut à un mètre de celui
de Lys. Le jeune macoute le regarda longuement, se décida :
- En voici au moins un, dit-il d’un air ennuyé. Descends.
Lys jura entre ses dents.
Pourquoi, Bon Dieu, avait-il fallu qu’il laisse le revolver à
Genti ? Les gens du camion l’auraient tout simplement pris
pour un macoute. Et là, il aurait pu se défendre. Tandis que
maintenant, c’était foutu, archi-foutu...
- Descends, répéta calmement Joss.
Lys descendit
laborieusement, les jambes ankylosées. Un macoute le bouscula. Il se
tourna, frappa. Ils se mirent à échanger des horions.
Joss n’intervenait pas.
Il se tourna vers le chauffeur du camion :
- Fais-moi voir tes talons !
L’autre ne se le fit pas
dire deux fois. Il démarra en trombe et disparut au prochain
tournant.
La campagne était d’un
calme...
Dans le camion qui
s’éloignait, la jeune femme aux yeux inquisiteurs dit :
- L’on dira ce qu’on voudra, mais ces macoutes sont des sans-aveu !
- C’est cela même ! renchérit la matrone.
Tout le monde surenchérit.
Le portrait de Papa Doc, au fond de la cabine, fixait la scène d’un
air sévère.
Le chauffeur dut entendre
le bruit, malgré celui de son moteur. Il stoppa le camion, descendit
sur la route :
- Messieurs-dames, sauf le respect, je n’ai que ce camion pour vivre. Si les macoutes arrivent et cassent tout, que me restera-t-il ? J’ai une femme et des enfants, oui...
Le silence se fit. Le
chauffeur reprit place derrière son volant, claqua la portière et
redémarra. Un plaisantin remarqua que si les macoutes cassaient
tout, ils casseraient aussi, évidemment, le chauffeur. Personne ne
rit.
Là-bas, près de la
DKW, les macoutes achevaient consciencieusement d’assommer
Lys. Joss intervint enfin :
- Assez ! Erilien a dit vivant. Et en bon état.
Un énorme macoute tapa
une dernière fois. Le garçon tomba. On le transporta sans
ménagements dans la jeep. Le gros macoute revint, regarda par terre,
et écrasa du pied, soigneusement, les lunettes de Lys. Tous
montèrent dans la jeep, qui fit précautionneusement demi-tour sur
la route étroite, et disparut dans un nuage de poussière
blanchâtre.
Lys reprit conscience dans
une pièce obscure et puante. Une jeune fille aux larges épaules lui
tenait la tête sur ses genoux. Elle le regardait avec curiosité.
- Tu es en prison, oui, lui dit-elle.
Il fit signe qu’il avait
compris. La fille lui caressa le visage.
- Ne bouge pas. C’est quand on bouge qu’on a le plus mal.
Le jeune homme avait un
violent mal de tête. Mais il ne voulut pas avoir l’air douillet et
s’assit. La pièce n’était éclairée que par un minuscule
soupirail, et sentait vraiment mauvais. La porte semblait solide. Il
regarda la jeune fille :
- Qu’est-ce que tu fais ici, mademoiselle ?
- C’est nous qu’on a arrêtées au marché l’autre jour, oui, monsieur, répondit-elle.
Lys remarqua alors qu’il
y avait une autre fille dans le cachot. Elle était couchée dans un
coin, et tremblait de tous ses membres. Il se leva, s’approcha,
devina plutôt qu’il ne vit une jolie tête aux yeux fermés, aux
longs cils, un cou flexible. La robe était maculée de taches
brunes, déchirée, et la fille tremblait, tremblait...
- Qu’est-ce qu’elle a ? demanda t-il stupidement.
- Elle a été battue, beaucoup, avec une rigwaz31, répondit la grande fille d’une voix blanche. Et maintenant, elle a la fièvre...
Lys se retourna. La grande
fille pleurait. Il s’assit auprès d’elle, lui mit la main sur
l’épaule pour la consoler. C’était quasiment une épaule
d’homme.
- Ne pleure pas, chérie...
La fille sanglotait.
- Tu ne sais pas... Tu ne peux pas savoir...
Il attendit qu’elle se
soit calmée. Lorsque les sanglots s’arrêtèrent, il demanda le
plus doucement qu’il put :
- Qu’est-ce que je ne sais pas, chérie ?
La fille le regarda par
en-dessous, presqu’avec peur. Il lui prit la main. Elle était
grande et calleuse, une main de travailleuse. Elle parla, à voix
basse :
- On nous a battues, battues. On a d’abord battu Marie-Carmel devant moi. Lorsqu’elle est tombée, on m’a assommée à coups de bâton.
Lys se taisait. Elle
reprit :
- On nous a portées ici. Puis, on nous a fait san mande32 à toutes les deux. Marie-Carmel me l’a dit. Moi, j’étais sans connaissance. Marie-Carmel saignait. On nous l’a fait quand même...
- Les salauds, dit Lys.
Il lui semblait qu’il
tombait dans un gouffre sans fond. Un vertige le prit. Sa voix même
lui parut étrange lorsqu’il demanda :
- Quoi d’autre, chérie ?
- Le lendemain, tous les gendarmes, sauf un, nous ont violées. Je ne sais plus combien ils étaient. Puis il y a eu les macoutes. Puis d’autres. Et maintenant, Marie-Carmel a la fièvre, et moi j’ai mal partout. Et puis mon ventre saigne...
Lys avait les larmes aux
yeux. Il n’avait pas pleuré depuis ses dix ans. Un homme n’est
pas censé pleurer, dans notre pays machiste. La fille le regardait :
celui-là, au moins, est bon, se dit-elle.
- Comment t’appelles-tu ? lui demanda t-elle.
- Lys.
- Moi, c’est Carmen.
Il s’appuya au mur,
passa le bras autour des épaules robustes de la fille. Quoi dire
d’autre ? Ils restèrent silencieux.
Le soir semblait tomber
lorsque la porte s’ouvrit. Quelqu’un fut poussé brutalement à
travers la pièce. La porte se referma. L’homme cligna des yeux,
regarda autour de lui : c’était Jacques. Il avait les lèvres
fendues et saignait du nez. Il regarda Lys :
- Et...
- Pas vu, dit rapidement Lys.
Jacques s’assit à côté
de lui. Il s’était réfugié chez un paysan ami de son père,
Chrétien. Celui-ci avait envoyé sa fille, une enfant, prévenir la
famille de Jacques. Un macoute qui surveillait la maison de ce
dernier l’avait attrapée et battue jusqu’à ce qu’elle raconte
tout. Puis la fillette avait dû conduire les miliciens chez son
père.
- Je suis sorti, continua Jacques. J’ai été assommé presqu’aussitôt. Lorsque je me suis réveillé, j’étais ficelé. La maison brûlait. La femme de Chrétien gisait dans une mare de sang. Derrière les caféiers, la petite fille hurlait, hurlait...
- Et Chrétien ? demanda Lys.
- Il était aux champs. Un voisin a dû l’avertir. Ils ne l’ont pas trouvé.
- Autre chose, ajouta t-il. Ton père, ta mère et les miens ont été arrêtés aujourd’hui en début de matinée. Erilien nous avait reconnus tous les deux, pour sûr...
Ils restèrent longtemps
silencieux, atterrés. Ils pensaient tous deux à leur mère... Un
père, c’est toujours quelqu’un d’un peu plus étranger, un
autre mâle assez grand pour se débrouiller tout seul. Tandis que la
maman... Ils se sentaient angoissés et coupables.
Un peu plus tard, un
gendarme leur apporta une cuvette émaillée pleine de bouillie de
maïs toute chaude et une cruche d’eau. Jacques s’assit auprès
de Marie-Carmel et la força à se nourrir, lui enfonçant le maïs
dans la bouche avec ses doigts. Mais il ne mangea pas.
Quelques minutes
passèrent. Puis la porte s’ouvrit. Deux gendarmes entrèrent et
firent signe à Lys et Jacques de les suivre. Ils sortirent,
clignèrent les yeux dans la lumière. La caserne avait son propre
groupe électrogène, son delco,
comme on dit chez nous, mais il n’y avait pas d’ampoules dans les
cellules.
On les poussa dans une
pièce. Trois hommes s’y trouvaient : le capitaine, Pierre,
Erilien. Ce dernier avait un énorme pansement autour de la tête.
Sur le côté gauche, la gaze était rouge de sang.
- Un centimètre plus à droite et son compte était réglé, pensa Lys avec regret.
Erilien les regarda. Ils
clignaient des yeux et semblaient avoir de la peine à se tenir sur
leurs jambes. « Ça va être vite fait », pensa t-il. Et,
à haute voix :
- Où est le troisième, foutre ?
Personne ne dit mot. Le
capitaine prit un bâton.
- Où est le troisième ? répéta t-il.
Silence. Le capitaine
regarda Erilien qui fit un signe approbateur, puis frappa Jacques.
Celui-ci para violemment et s’empara du bâton. Joss entrait. Lys
lui fonça dessus. Le capitaine sortit son pistolet.
- Lâche ce bâton, foutre ! hurla t-il.
Jacques le frappa sur la
main. L’arme tomba, et le garçon plongea pour la saisir. Un
revolver cracha, deux fois.
- Reste tranquille, cria Joss à Lys, ils vont te tuer !
Lys leva les bras, se
retourna. Pierre braquait sur lui son revolver fumant. Jacques gisait
sur le ventre au beau milieu de la pièce. Erilien le retourna. Le
garçon avait les yeux grands ouverts.
- Emportez-moi ça, grogna le gros macoute.
Pierre remit son revolver
dans l’étui, prit le cadavre par les pieds, le tira vers la porte.
Le corps laissait derrière lui une traïnée rouge vif.
Joss enfonçait son
pistolet dans les côtes de Lys. La rage envahissait celui-ci, par
vagues qui venaient battre furieusement à ses tempes. Ils avaient
tué Jacques !
Erilien prit une
cordelette, lui attacha les poignets derrière le dos.
- Où est le troisième ? Et où est mon revolver ? demanda t-il, calme.
Lys ne répondit pas.
Erilien ramassa le bâton et se mit à le battre, à coups réguliers.
Lys encaissait. Ça faisait mal. Les coups pleuvaient. Lys eut du mal
à respirer, tomba à genoux...
- Arrêtez, je vais parler, dit-il.
Erilien cessa de frapper.
- Alors, rugit-il, triomphant, où est le troisième ?
Erilien se remit à taper,
plus fort cette fois. Il était furieux. Ce petit imbécile
prétentieux savait-il seulement combien sa mère s’était crevée
pour lui donner à manger tous les jours ? Il frappait à toute
volée, un rictus haineux lui déformant le visage.
Tout à coup, le jeune
homme s’écroula, sans connaissance.
- Emportez-le, dit Erilien, essoufflé.
Joss et Pierre emportèrent
Lys au cachot. Ils étaient impressionnés. Ces jeunots avaient du
cran. Ils posèrent doucement le jeune homme au milieu de la cellule.
Pierre éprouva le besoin de dire une vulgarité :
- Swen tyoul ou an byen, soigne bien ton maquereau, jeta t-il à Carmen.
La jeune fille le toisa.
- Il est plus homme que vous. Il n’a pas crié.
Joss entraîna Pierre dans
le couloir, ferma la porte. L’obscurité se fit dans la cellule.
Couchée auprès de Lys et lui tenant la main, Carmen se demandait
s’il passerait la nuit. Il avait l’air bien mal en point.
Elle le veilla, les
yeux grands ouverts dans le noir. Dans la nuit, les tambours
grondaient. Elle eut envie d’être au ounfò34,
à danser.
Son ventre lui faisait
mal.
Lorsque le jour vint, elle
prit la cruche, mouilla un coin de sa robe, le passa sur le visage de
Lys. Il n’ouvrit pas les yeux, mais bougea et grogna. Puis elle fit
pareil pour Marie-Carmel, recoquevillée dans un coin, inconsciente.
Quelle misère, mon Dieu, pensa t-elle. Un nègre a déjà si
tellement de désagréments simplement pour trouver à manger, et il
faut encore que l’on ait toute cette chiennerie de macoutes sur le
dos !
Quelqu’un toqua à la
porte. Elle eut peur, mais se leva. Un homme la fixait à travers le
guichet. C’était un soldat, le bon, celui qui ne violait pas. Sans
dire mot, il lui passa quelques sucreries, deux avocats et –
miracle – trois cigarettes et des allumettes. Elle sourit, dit
merci. Le soldat la regarda longuement, puis referma le guichet.
Elle mangea une dous
kok35,
laissa le reste pour les deux autres. Elle ne fumait pas,
Marie-Carmel non plus, croyait-elle. Mais quand le garçon irait
mieux, cela lui ferait du bien de griller une cigarette.
Un rayon de soleil passait
à travers le soupirail.
huit
Le camion et la jeep
vrombissaient sur la route de montagne. Dans la jeep, qui allait
devant, étaient assis Erilien, le capitaine, Pierre et Joss. Erilien
conduisait, hilare. Ces nègres sales de Montagnac allaient avoir
droit à une bonne leçon. Le capitaine, à côté de lui, caressait
délicatement sa mitraillette américaine, une Thompson de toute
beauté.
Joss regarda derrière.
- Ces nègres vont avaler toute la poussière du pays ! lança t-il à Pierre.
Le camion, derrière,
disparaissait en effet dans un nuage poudreux. Le macoute au volant
passait ses vitesses avec habileté, l’air renfrogné. Son voisin
tenait les deux fusils, lunettes noires sur les yeux. Derrière, une
quinzaine de miliciens cuisaient sous le soleil et étouffaient dans
la poussière, l’arme à la bretelle. Certains avaient attaché
leurs mouchoirs, rouges pour la plupart, sur leur visage. Une corvée,
même pas amusante puisque l’on ne s’était pas arrêté depuis
l’aube...
Quelques petits malins,
qui avaient prévu une longue route, avalaient force rasades de
clairin ou de rhum. Pour ne pas avoir l’air chiche, ils faisaient
passer à la ronde gourdes et bouteilles.
Il faisait très chaud, et
le vent de la course n’y faisait rien. Le plus souvent, d’ailleurs,
le camion peinait en première, car la route était passablement
escarpée. De rares paysans, garés sur le bas-côté, regardaient
passer le convoi, la main sur la garde de la machette, l’air
méfiant. Plutôt par habitude, d’ailleurs.
La matinée se traînait
comme une tortue. Les moteurs ronflaient, la poussière
tourbillonnait, le soleil tapait comme un sourd. Une demi-journée de
trajet pour venir dans ce coin perdu, pour quoi foutre, bon Dieu...
Le camion grimpait,
ralentissait, tournait, accélérait, interminablement. La jeep
précédait. A certains endroits, la route était si étroite que les
véhicules passaient au pas. Le chauffeur du camion cuisait dans son
jus sous le toit de tôle, l’air de plus en plus vexé. A plusieurs
reprises, déjà, il avait failli se foutre dans le ravin. Il s’en
était fallu d’un cheveu.
Le spectacle était
grandiose. A gauche, un ravin vertigineux, au fond duquel les arbres
paraissaient minuscules, petites taches vertes perdues au fond d’un
gouffre. En face, les croupes musclées et les sommets escarpés des
montagnes, plus boisées que partout ailleurs. En fond de tableau,
encore des montagnes, d’un bleu violent, tirant sur le noir.
Les macoutes
n’avaient pas l’âme contemplative. Ils se rendaient très bien
compte du danger, et se souciaient peu d’aller s’écraser avec
perte et fracas plusieurs dizaines de mètres en contrebas. Il
fallait être Erilien pour se réjouir déjà de ce qui était
supposé devoir se passer, là-haut à Montagnac.
Deux heures
passèrent. L’on ne voyait plus personne, sur la route ni sur les
pentes. D’un rocher semblait pendre, l’on ne savait par quel
miracle, une cascade. Une bande de jako,
de perroquets, passa à tire-d’aile au-dessus de la route, avec des
cris stridents. Une route ? Une piste, un sentier, plutôt. De
quoi briser la colonne vertébrale à n’importe quel mulet...
La jeep tourna en douceur.
Le camion, derrière, ralentit, négocia prudemment le virage à
angle droit. Quelques dizaines de mètres plus loin, le chemin
s’arrêtait tout net.
Les macoutes descendirent,
et les deux véhicules mirent un temps infini à faire demi-tour. Le
vent chantait dans les grands arbres. Il faisait frais. Maintenant,
il faudrait prendre le sentier, au milieu de la forêt. Montagnac,
c’était un plateau, à un kilomètre, peut-être un peu plus...
Les miliciens, malgré le
clairin et le rhum, étaient renfrognés. Erilien et le capitaine
engueulèrent quelques malheureux qui étaient allés pisser.
- Sa ki gen soulye, pase devan pou kraze pikan, fout, tonna le gros tueur. Sa ki pa gen soulye, rete dèyè pou manje pousyè !36
Les macoutes rirent,
détendus. Ici, tout le monde avait des souliers, en plus ou moins
bon état, il est vrai, mais la plaisanterie traditionnelle, qui
datait peut-être des interminables guerres civiles du temps « ancien
haïtien, égayait toujours.
Le capitaine passa devant,
Thompson à la main. Les macoutes le plaisantaient sur beaucoup de
choses, mas personne n’aurait mis en doute son courage.Erilien
passa après. Le reste de la troupe suivit. Joss, qui avait du
sang-froid, fermait la marche. Le chauffeur et son acolyte restaient
seuls auprès des véhicules, fort peu rassurés.
La petite troupe, par
contre, avait un moral de fer. Tous se sentaient en sécurité :
n’étaient-ils pas les seuls à avoir des armes à feu ? Les
hommes causaient, fumaient, riaient. La pente était très escarpée,
le sentier caillouteux. Ils traversèrent une clairière, rentrèrent
à nouveau sous le couvert des arbres. Le vent, dans les feuilles.
Bruissait étrangement. Un minuscule ruisseau murmurait timidement.
Les paysans furent
sur eux comme l’éclair. Des nègres dévalaient de partout,
machette à la main, certains même armés des deux mains, machette
et couteau. Personne n’eut le temps de tirer, encore moins de
mettre baïonnette au canon. Le capitaine prit un coup de sabre sur
le bras, hurla, lâcha sa mitraillette, se recula vivement, dégaina
en jurant, de la main gauche, son pistolet. Le sang coulait de sa
blessure. Un macoute, devant lui, s’écroulait, le crâne fendu
d’un coup de machette. Erilien para de justesse, du fusil, un coup
de machette, esquiva un coup de couteau. La bagarre était générale,
machettes contre crosses de fusil. Des paysans dévalaient toujours
en criant comme des démons. Un autre homme s’écroula en hurlant,
le ventre ouvert par un coup de couteau. Puis un autre, pratiquement
décapité par un revers de machette. Les macoutes lâchèrent pied.
Ça gueulait de partout. Le regard d’Erilien croisa celui du petit
capitaine, dont le pistolet fumait et dont le bras droit saignait
toujours.
- Foutons le camp !
Ils dévalèrent la pente,
traversèrent en trombe la clairière. Derrière eux, les paysans,
stupéfaits de cette facile victoire, perdirent du temps à ramasser
les fusils abandonnés par leurs adversaires. Le capitaine arracha
son fusil à Erilien, s’agenouilla. Deux hommes apparaissaient à
l’orée de la clairière, fonçant. Il tira de la hanche, d’une
seule main. Un paysan s’écroula. Erilien dégaina le pistolet que
le capitaine lui avait prêté et fit feu sur l’autre, qui rentra
vivement sous les arbres.
Les habitants
comprirent sur-le-champ qu’à distance, l’avantage était aux
kanpe-lwen,
aux armes à feu. Ils s’éclipsèrent. Vlouf ! Plus personne.
Le capitaine se relevait
vivement.
- Filons ! Ils vont
nous cerner par les bois !
Ils galopèrent,
s’égratignant aux branches, aux épines. Lorsqu’ils arrivèrent
à la route, sept macoutes étaient déjà sur le camion.
Heureusement qu’ils avaient fait faire demi-tour aux deux véhicules
dès leur arrivée. Le chauffeur était au volant de son camion, son
acolyte à celui de la jeep. Les moteurs tournaient.
- Où est Pierre ? demanda Erilien tout essoufflé.
- Pas vu, grogna Joss.
Il avait une large
entaille au front, la figure couverte de sang. Ils démarrèrent,
tournèrent dans le virage...
Le retour fut des plus
mornes. Erilien ne décolérait pas. Au volant, le conducteur hurlait
des obscénités en passant ses vitesses. Le capitaine était blême.
Joss avait dû faire un garrot à son bras droit, qui saignait
toujours. Ce coup de machette avait un sale air...
Neuf hommes avaient été
tués ou s’étaient perdus dans les bois. Huit macoutes
« ordinaires », plus Pierre. Ce n’était pas un succès,
ça non ! Ils avaient reçu une belle raclée.
A la caserne, Lys
avait repris conscience au début de la matinée. Tout son corps lui
faisait mal, mais il était lucide. Marie-Carmel, dans son coin, ne
bougeait plus. Carmen alluma une cigarette et la mit dans la bouche
du garçon. Il aspira lentement. C’était bon signe.Mais le jeune
homme paraissait faible. Pourvu qu’ils n’aillent pas le battre
encore, mon Dieu... Vierge Miracle, vous qui pouvez tout, sauvez-le !
Il avait terminé sa
cigarette. Il leva le bras, l’ôta de sa bouche, la jeta.
- Une autre ? demanda Carmen.
Il fit signe que non. La
matinée passa lentement. La jeune fille lui fit boire de l’eau à
la cruche, alla trouver Marie-Carmel. Elle dut desserrer les dents de
son amie de force. Celle-ci n’avala pas l’eau.
Carmen était
triste. Marie-Carmel allait mourir, elle le savait. Il lui aurait
fallu un ganga37,
ou mieux, un docteur. Mais allez demander un docteur à ces chiens !
Vers le milieu de
l’après-midi, Lys s’assit, s’adossa au mur. Il regarda Carmen.
Celle-ci fit effort pour chasser l’inquiétude de son visage. Il
émanait d’elle une sorte de solidité qui le rassurait.
- Comment es-tu ? demanda t-elle.
- Bien, dit-il d’une voix sourde. Mais Jacques est mort...
- J’ai entendu tirer deux fois.
- Il ne leur reste plus qu’à me tuer. Après, le travail sera fait. A peu près, ajouta t-il, songeant à Frénel.
- Oh, chéri, ne dis pas ça, t’en prie, supplia t-elle.
Et elle se mit à pleurer.
Elle n’avait pas pleuré sous les coups, ni lors des viols à
répétition, mais l’idée que ce jeune gars pouvait mourir lui
était insupportable. Lys regarda ses larges épaules et ses seins
secoués de sanglots convulsifs.
- Tu es une bonne fille, dit-il. J’aurais aimé avoir une femme comme toi.
Elle sourit : pluie
et soleil.
- Tu crois ?
- Oui...
Elle le regarda. Il
n’avait l’air de rien avec son visage doux, et pourtant c’était
un nègre courageux, qui ne demandait pas pardon, qui n’appelait
pas sa maman... Qui peut savoir de quoi un homme est capable ?
- Ce que ces bossales m’ont pris de force, je te l’aurais donné sans marchander, et tout de suite, oui, lui dit-elle tout uniment. Je t’aurais même donné beaucoup plus. Et j’aurais travaillé pour te nourrir.
- Je peux travailler pour mon compte, seul, dit-il lentement. Tu n’aurais pas eu à travailler pour deux. Viens auprès de moi...
Elle vint. Ils
s’appuyèrent l’un contre l’autre. Il faisait très chaud dans
le cachot. Elle sentait mauvais, car elle avait été battue jusqu’au
sang, puis maintes fois violée, sans que les tortionnaires aient
jamais pensé à lui donner une cuvette d’eau et un bout de savon.
Lui, il puait la sueur et le sang séché. Mais c’était un moment
très doux...
L’après-midi passait.
Il dit tout d’un coup, très bas :
- Si je pouvais avoir un bout de papier et un crayon...
Elle sourit, se
leva, alla toquer à la porte. Le garde vint. C’était le bon. Ils
parlementèrent quelques instants, à voix basse. Il avait des
ordres. La jeune fille eut une phrase extrêmement mal élevée pour
qualifier ces soldats qui avaient plus peur de leur officier qu’un
enfant de son père. Quelques minutes plus tard, elle apportait à
Lys une feuille de cahier d’écolier et un crayon souvent mâchonné.
Lys écrivit. Le soldat était toujours devant la porte. Carmen
expliqua :
- Il portera la commission. Ce n’est pas un mauvais nègre, non...
Il termina, plia la
feuille en quatre, écrivit encore quelque chose dessus, la donna à
Carmen. Celle-ci la passa à la sentinelle. Ils échangèrent
quelques mots à voix basse. Le garde s’en alla.
Carmen revint auprès de
Lys.
- C’est comme si c’était déjà fait, assura t-elle.
A la nuit tombée, on
entendit gueuler le capitaine. Puis deux soldats vinrent et
emportèrent Lys. Carmen pensa mourir. Elle entendit une brève
conversation, un juron ordurier. Puis des coups, beaucoup de coups.
Elle les sentait dans ses os. Elle pleurait, la tête lui tournait...
Combien de temps, mon Dieu, combien de temps cela durerait ?
On ramena Lys. Il était
inconscient, et rendait du sang par le nez et par la bouche. Le bon
soldat et Joss le posèrent par terre.
Carmen regardait,
terrifiée. Le soldat dit, l’air malheureux :
- Ne pleure pas, femme. Il a été brave : il a craché à la figure du capitaine. Il aurait pu mourir plus laidement, oui.
Joss, tête bandée, ne
disait rien. Mais il avait un drôle d’air. Ils sortirent de la
cellule, fermèrent sans bruit la porte.
Carmen se coucha à côté
de Lys et lui prit la main. Elle était molle, inerte. Mais il avait
l’air de respirer.
Il agonisa longuement,
toute la nuit. A chaque minute, elle lui posait la tête sur le
coeur, pour voir s’il battait. Il lui semblait que si. Elle tenait
toujours la main du garçon, comme pour l’aider...
Au milieu de la nuit, elle
s’endormit sans s’en apercevoir.
Lorsqu’elle se réveilla,
il faisait jour. Elle toucha le front de Lys : il était froid
comme de la glace. Elle posa la tête sur sa poitrine : rien.
Elle alla auprès de
Marie-Carmel, comme pour chercher un soutien. Mais son amie était
déjà raide, et le joli petit visage lisse n’exprimait plus rien
du tout.
Alors, Carmen hurla. Comme
une bête.
neuf
La nuit était
complètement tombée. Aline était assise dans son salon, sur une
dodine, une berceuse, la tête dans ses mains. Gentiane, à côté
d’elle, la regardait d’un oeil inquiet : la mère de Lys
semblait brisée. Elle avait été libérée le matin même, ainsi
que la mère de Jacques. Les deux femmes avaient été copieusement
battues. Leurs maris étaient encore en prison. Quant aux deux
garçons, nul ne savait où ils étaient.
Gentiane se pencha :
La mère, de la tête, fit
non. Son amie lui poserait certainement des questions, et elle
n’avait pas envie de parler. Elle lui était néanmoins
reconnaissante d’avoir envoyé sa petite Genti.
La bonne entra sur la
pointe des pieds.
- Madame, dit-elle doucement.
La mère leva la tête.
Dans un visage large, elle avait les yeux très noirs, sous d’épais
sourcils qu’elle n’épilait pas. Elle fixa la fille.
- C’est un gendarme qui veut vous voir, oui.
Gentiane eut un geste de
surprise, poussa une exclamation. Aline ne bougea pas : elle
attendait.
- Vous le connaissez bien, oui, madame, poursuivit la bonne. C’est Mercidieu, oui.
- Fais entrer, dit Aline.
Elle avait une voix bien
timbrée, un peu grave. Des larmes séchaient sur ses joues. Bien sûr
qu’elle connaissait Mercidieu : sa soeur l’avait élevé.
Il y eut un bruit de
bottes sur le parquet ciré. Mercidieu entrait derrière la bonne, la
casquette à la main, l’air ennuyé. A la vue de l’uniforme
kaki, la mère ne put s’empêcher de frémir. Ce fut pourtant d’une
voix calme qu’elle demanda :
- Eh bien, Mercidieu, mon fi ?
- Bonjour, madame Jean, dit le jeune soldat.
Il semblait embarrassé.
Aline comprit qu’il faudrait lui poser des questions précises.
Elle prit son courage à deux mains :
- Et les deux enfants, Mercidieu, le mien et le petit Jacqui ?
Le gendarme perdit
complètement contenance.
- T’en prie, s’il vous plaît, madame Jean, faites sortir la jeune demoiselle, supplia t-il, presque pitoyable.
Gentiane se leva et sortit
du salon. Le gendarme respira un bon coup, se décida :
- Votre fils est mort, madame Jean. L’autre jeune garçon aussi. Votre mari et monsieur Antoine ont été battus, mais sont vivants.
La mère parut se
recoqueviller sur sa chaise, ferma les yeux. Quelques minutes
passèrent. Le soldat, in petto, invectivait les ascendants des
sans-aveu qu’on chargeait, soi-disant, de faire régner l’ordre.
La mère le regarda : elle pleurait. Mercidieu aurait voulu être
ailleurs.
Aline demanda d’une voix
rauque :
- Y a t-il une chance pour qu’on les libère ?
Le soldat faillit demander
qui. Les maris, hébété !
- Je l’espère, madame Jean, je l’espère, dit-il un peu trop vite.
La mère le regarda.
- C’est bien, mon fi...
Mercidieu la salua, tourna
les talons, puis parut se rappeler quelque chose.
- Madame Jean...
Il lui tendait un papier.
- C’est pour vous, oui. C’est votre fils...
Aline prit la lettre. Le
soldat lui dit bonsoir et sortit du salon. Elle l’entendit causer
brièvement, à voix basse, avec la bonne.
Gentiane rentra dans la
pièce. Elle avait tout entendu, mais son visage était calme. La
mère lui tendit le billet :
- Tiens, c’est pour toi.
Gentiane alla près
de la lampe. « Genti », lut-elle. Elle déplia le papier
et eut du mal à reconnaître l’écriture de Lys.
« Ma petite Genti
Nous ne nous
reverrons plus. Il ne faut pas avoir de peine. Veille sur maman comme
une fille, si elle est libérée. Mes amis et moi avons fait ce que
nous devions. Malheureusement, nous l’avons fait mal. Je t’embrasse
Lys. »
Gentiane releva la tête,
regarda autour d’elle. A ce moment seulement, elle se rendit compte
que tout était fini. Elle ne savait plus où elle en était...
La mère la regarda, ne
vit aucune trace de peine sur son visage, et se dit que ces jeunes
étaient bien inconscients, bien égoïstes... Gentiane lui tendit le
billet. Elle le lut, le mit dans une poche de sa robe, et se mit à
pleurer.
- C’est tout ce qui me reste, et elle me le prend, pensa Gentiane.
La mère entendit la jeune
fille lui demander d’une voix calme si elle pouvait rentrer chez
elle.
- Oui, répondit-elle. Envoie-moi ta mère, si elle peut...
Elle n’avait plus envie
d’avoir auprès d’elle cette fille insensible, au visage de bois,
aux yeux secs. Gentiane s’en alla.
Sa mère et son père
discutaient à voix basse dans leur salon.
- Erilien est seul chez lui, racontait Hector. Il se saoûle comme un cochon. Il a chassé tout le monde, sans vouloir dire pourquoi. Foutre ! Ce nègre a au moins dix dames-jeannes de clairin à écluser. L’on ne le verra plus d’une semaine.
- C’est honteux de se conduire comme ça, dit Alice.
Gentiane dit à sa mère
que tante Aline voulait absolument la voir. Alice demanda à voix
basse :
- Ça va mal ?
- Oui, maman, répondit Genti.
Et elle rentra dans sa
chambre. La mère dit calmement :
- Je vais chez Aline, Hector.
- Et je t’accompagne, répondit ce dernier. En cas de malheur, je suis toujours là.
Et c’était vrai.
L’on pouvait toujours compter sur Hector en cas de coup dur. Dans
ces moments-là, il était d’un calme impressionnant, écoutait
tout, comprenait tout, prenait toutes les décisions nécessaires, et
ne buvait pas. Un ivrogne de caractère, en quelque sorte...
Ils partirent. Gentiane
resta seule : Mériane et les jumeaux dormaient.
Le capitaine avait
rentré sa voiture dans le garage. Il y faisait noir comme dans un
four. Saumain habitait un peu en dehors de la ville, près de Platon.
Il tâtonna pour trouver le cadenas, et se mit à refermer la porte
de son bras valide, le gauche. L’électricité a du bon, se dit-il.
La rue serait éclairée que j’y verrais clair. Il n’arrivait pas
à mettre en place ce foutu cadenas.
Derrière lui, une ombre
s’approchait silencieusement. Le capitaine ne se doutait de rien.
Le cadenas cliqueta. Il se retourna.
Le coup de couteau le
frappa en plein coeur. Il s’affala contre la porte, sans un cri.
L’agresseur retira le couteau, en essuya la lame à la chemise du
mort, puis ôta à celui-ci le ceinturon de cuir auquel pendait un
gros pistolet semi-automatique, qu’il boucla autour de sa taille,
Le .45 et la cartouchière pesaient étonnamment lourd.
Il prit le chemin de la
ville.
Gentiane était assise sur
son lit. Un pli vertical lui barrait le front : elle
réfléchissait. Oui, c’était la seule solution. La lampe, sur la
commode, brûlait tranquillement.
Onze heures sonnèrent. La
jeune fille se leva, mit ses chaussures, puis alla à un tiroir
qu’elle ouvrit sans bruit. Elle en tira un énorme revolver, le .38
que Lys avait pris à Erilien. Elle le regarda pensivement, alla à
la lampe, qu’elle souffla, puis se glissa dehors.
Par cette nuit noire,
n’importe qui aurait pu se promener avec l’un de ces gros canons
de fer que l’on voit sur les ruines du Fort Salomon, sans attirer
l’attention de quiconque.
La jeune fille marchait
tranquillement, le revolver à la main. Elle connaissait la ville
comme sa poche.
Erilien se saoûlait
méthodiquement. Non par remords, ce mot n’existait pas dans son
vocabulaire. Mais parce que ces neuf macoutes perdus à Montagnac, et
dont aucun n’était rentré, cela risquait de lui faire du tort.
Papa Doc n’aimait pas que ses tueurs se fassent battre. Et à
Montagnac, Erilien avait reçu une raclée en bonne et due forme.
Sans le capitaine, il n’y aurait même plus eu d’Erilien du tout,
ni de macoutes. Erilien ne craignait que deux choses : primo,
une machette vue du mauvais côté ; et secundo, perdre sa
place. Or, le Doc ne transigeait pas sur les principes. Dont le
premier était que ses macoutes devaient, toujours et partout,
répandre la terreur.
Erilien buvait
consciencieusement. Onze heures sonnèrent, puis le quart. Il songea
qi’il faudrait peut-être faire arracher la barbe à ce curé
breton : elle ressemblait trop à celle de Fidel Castro.
Une voix féminine dit,
derrière lui :
- Erilien O...
Le macoute se retourna.
Foutre ! Qui venait donc le déranger ? C’était une
jeune fille, en qui il crut reconnaitre la petite de son compère
Hector. Il ne remarqua pas le visage impassible, inquiétant, se leva
lourdement, fit face. La fille leva un gros revolver qu’elle
tenait à deux mains, et fit feu dans un fracas assourdissant.
Erilien sentit le vent de
la balle, regarda la fille, stupéfait. Gentiane. Elle s’appelait
Gentiane.
Genti réfléchissait à
toute allure : où était passée la balle ?
Erilien fit un pas en
avant :
- Petite fille, je connais ton père et ta mère...
Gentiane venait de
comprendre que son premier projectile était passé trop haut. Elle
visa la poitrine du macoute qui s’approchait, fit feu une seconde
fois. Il recula. Elle tira une troisième fois, une quatrième... Le
bruit l’assourdissait, les lueurs l’éblouissaient, ses poignets
lui faisaient mal, l’odeur âcre de la poudre emplissait ses
narines. Le gros macoute s’écroula sur le dos, entraînant une
chaise dans sa chute, et resta là, étendu, les bras en croix.
Elle s’approcha. Le
cadavre la regardait. Il semblait encore étonné d’avoir été
abattu par une femme. Elle eut envie de crever ces yeux morts, braqua
le revolver, pressa la gâchette : il y eut un petit clic
ridicule.
Une nausée la prit. Elle
partit en courant, traversa la cour comme une flèche.
Une ombre la regarda
passer, puis entra dans la maison. La lampe éclairait le cadavre
d’Erilien d’une lueur fuligineuse. L’homme remit son arme dans
l’étui.
- Amen, dit-il froidement. De toute façon, je t’aurais tué, chien...
Il cracha sur le corps et
s’en fut.
Gentiane courait.
Instinctivement, elle s’était dirigée vers la rivière. Ce ne fut
que lorsqu’elle se trouva près de l’eau qu’elle s’aperçut
qu’elle tenait toujours le revolver. Elle s’approcha de l’eau,
l’y lança. Il y eut un « plouf » assourdi. Les
crapauds se turent un instant, puis recommencèrent à croasser. Dans
la nuit, un tambour grondait à coups pressés.
Gentiane embrassa le
flamboyant de ses deux bras et se mit à pleurer. Elle sanglota
longtemps, puis s’endormit.
Elle tressaillit.
L’après-midi était déjà avancé. Les oiseaux chantaient, l’eau
miroitait, le vent bruissait dans les arbres.
- Il faut que je rentre, dit-elle.
Lys la retint par le
bras. Elle ne protesta pas, se pendit à son cou. Comme il était
grand... Il la posa par terre, doucement. Ils s’enlacèrent.
- Lys, Lys, mon Lys...
Gentiane se réveilla. Il
faisait nuit. Elle eut du mal à se rappeler où elle était, ce
qu’elle avait fait. Ah oui, Erilien...
Mais Lys avait été
auprès d’elle, elle en était certaine. Il lui avait souri, de son
air doux...
Elle reprit le chemin de
la ville. Lys l’attendrait près de l’arbre, chaque après-midi,
comme avant. Il viendrait d’un étrange pays, que nul ne connaît
ni ne souhait connaître, mais elle n’aurait jamais peur. Et chaque
jour que le bon Dieu ferait, elle irait là-bas, sous le flamboyant,
près de la rivière...
Epilogue
Frénel arriva au
bassin vers la fin de la matinée. Il se déshabilla, mit le gros
pistolet sous ses vêtements, et prit un long bain. La fille n’était
pas là. La fille... Comment la baptiserait-il, puisqu’elle
refusait de dire son nom ?
Anacaona, « Fleur
d’Or » peut être, comme la reine indienne des anciens
temps...
Il sortit de l’eau
fraîche, se coucha, la tête sir ses vêtements, et s’endormit
profondément.
Lorsqu’il se réveilla,
la joue satinée de la jeune fille reposait sur sa poitrine. Elle
dormait. Il la secoua doucement. Elle bougea, ouvrit les yeux et
s’assit.
Il lui raconta tout. Elle
le regardait de ses yeux verts, où brillaient des paillettes d’or.
Elle donnait l’impression de pouvoir tout entendre, tout
comprendre. Il lui parla de Lys, de Jacques, d’Erilien. Il lui
raconta comment il avait tué le capitaine, et comment il avait
entendu une fille tuer Erilien. Lorsqu’il employait un mot
compliqué – c’était un nègre de la ville – elle baissait les
yeux et vite, il en disait un autre, plus simple. Elle comprenait.
Autour d’eux, il y avait
toujours la même ombre de cathédrale. L’eau brillait étrangement,
d’un éclat profond, telle une pierre précieuse...
Elle se déshabilla
tranquillement et dit :
- Ann al benyen, allons nous baigner.
Ils nagèrent, jouèrent.
Puis il revint sur la rive. Elle le rejoignit. Il pensait à Lys et à
Jacques. Qu’étaient-ils devenus ? Elle était nue et belle
devant lui, et il pensait à autre chose...
Elle le regardait
pensivement.
- Tu restes ici, mon maître ?
Il fit oui de la tête.
Elle rit, contente, ramassa sa vieille robe et la passa, d’un
mouvement cambré qui fit saillir ses jeunes seins. Il se mit aussi à
se rhabiller. Les yeux de la jeune fille s’écarquillèrent :
le pistolet.
- C’était au capitaine, exqliqua t-il.
Elle ne dit rien, mais le
regarda longuement. Autour d’eux, les oiseaux riaient de les voir
si naïfs. Ils savaient bien, eux, où tout cela menait, et n’en
étaient pas plus malheureux. Les arbres soupiraient : il faut
toujours que les jeunes apprennent... Quelle perte de temps !
Elle sourit et lui
tendit la main. Ils se mirent à marcher. Frénel se laissait
conduire docilement. Lorsqu’ils furent loin dans les bois, là-haut
sur la colline, elle s’arrêta pour cueillir une fleur-soleil. Il
la lui mit dans les cheveux. Leurs mains se reprirent, et ils
repartirent.
Elle se tourna vers lui.
Ses yeux d’émeraude brillaient.
- Kote map mennen ou an, là où je te mène, dit-elle d’un ton étrange, personne ne nous trouvera jamais !
Paris, 1974
New York City, 2012
1
Au pipirite-chantant: aux aurores.
2
Bois-dent: saponaire.
3
Je travaille beaucoup, je gagne peu / Comment ferai-je pour aller
chez moi.
4
Cassave: galette de manioc.
5
Clairin: rhum blanc.
6
Cccomacaque: long bâton de bois dur.
7
Le c... de ta mère.
8
Sac paysan, qui se porte suspendu à l’épaule.
9
Machette: sabre d’abatis.
10
Habitant: paysan en créole.
11
Livre, mais aussi objet de connaissance. « Battre la bête »
veut dire étudier.
12
Entreprise américaine installée en Haïti.
13
Idem.
14
193,50 hectares.
15
Chienter: s’humilier, s’aplatir.
16
Kola: boisson gazeuse très sucrée, très prisée en Haïti.
17
Sellé-bridé, zo douvant: “trempés”, boissons faites de
clairin dans lequel on laisse infuser diverses feuilles ou racines.
18
La frontière: le quartier des bordels.
19
Vagabond: en Haïti, vaurien, voyou.
20
Officier de police rurale.
21
Figue: banane.
22
Arrêtez, mes amis, arrêtez...
23
Mon homme.
24
Bossale: originellement, esclave venu d’Afrique. S’emploie
actuellement dans le sens de brute.
25
Perlin: piège.
26
Prendre un coup de poignard: emprunter à un taux usuraire, 200%,
300% ou pire.
27
Gasoline: essence.
28
Cinq cobs: cinq centimes de gourde.
29
Plumer: faire l’amour.
30
Asotò: le plus grand des tambours sacrés du vodou.
31
Rigwaz: créolisation de “rigoureuse”. Nerf de boeuf.
32
San mande: “sans demander”. Viol, dans le sud d’Haïti. A
Port-au-Prince, on dit plutôt kadejak, « Cadet Jacques »,
du nom d’un violeur tristement célèbre.
33
Bobotte: sexe de la femme.
34
Ounfò: temple vodou.
35
Dous kok: sucrerie à la noix de coco.
36
“Ceux qui ont des chaussures, passez devant pour écraser les
épines. Ceux qui n’ont pas de chaussures, restez derrière pour
manger de la poussière !
37
Ganga: dans le Sud, prêtre Vodou, qui est aussi guérisseur.
38
Tante: ici, terme d’affection et de respect. Aline n’est pas
nécessairement la tante de Gentiane.
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