Saturday, October 6, 2012

Le pouvoir doit avoir une base populaire

Si l`on veut changer les choses dans notre pays, le pouvoir ne saurait etre seulement une équipe. Si brillante, si compétente soit-elle, une équipe ne peut que proposer de modestes palliatifs. Elle ne peut, à elle seule, affronter l`oligarchie et son régime d`oppression. Tout changement réel doit s`appuyer sur le peuple. Si le pouvoir est isolé des masses populaires, s`il est seulement composé d`une petite clique ou d`un milieu social minoritaire, il sera inévitablement écrasé par l`oligarchie.

Sunday, September 23, 2012


André Charlier

La Saison des Tueurs

Roman



D’un pays étranger un jeune haïtien se souvient de la terreur duvaliériste. Il en fait un roman plein de fraîcheur, où le drame se déroule dans l’atmosphère poétique d’une petite ville d’Haïti.
Ghislaine Charlier


A la memoire de Tristan « Titan » Charlier, assassine par des inconnus
que beaucoup semblent connaitre

Pour Ghislaine, Monique, Vanessa et Jean-Edouard

A la mémoire de Dominique, Jacky et Maxon
un


Le flamboyant se dressait au bord de la rivière, pour ainsi dire les pieds dedans. Le fait en soi était assez étrange, car d’hbitude ces arbres aiment mieux, pour s’établir, un endroit un peu plus sec. Lui, il était campé, fier comme un pape, à deux pas de l’eau transparente et fraîche.

Oui... Ce devait être un arbre de caractère.


C’était la saison des fleurs. Pas le printemps. Ni l’été. Encore moins l’automne ou l’hiver. Ces idioties que l’on raconte à l’école congréganiste, à l’usage exclusif des fils « de famille » , n’ont pas cours chez nous, là où poussent les flamboyants. Chacun le sait. Jusques et y compris Archibald, le fils aîné du plus gros commerçant de la ville, de l’avis unanime le cancre le plus distingué qui ait jamais posé ses fesses sur les bancs d’une classe. Non, voyez-vous, il n’y a que deux saisons, chez nous : la saison des fleurs et l’autre. Aussi, si jamais vous passez par le raccourci qui conduit, à travers champs, du Platon à la rivière, et que Bousse-Tabac, le vieux corbeau, qui est toute la sainte journée perché sur le palmiste, le palmier royal de chez Ti-Jean, se mette à vous raconter des menteries, à savoir qu’il n’existe, en fait, que la saison sèche et la saison des pluies, alors, un bon conseil : flanquez-lui un bon coup de fistibal, de lance-pierre, comme disent les gens bien, et passez votre chemin. Et quand vous arriverez, assoiffé, au bord de la rivière, l’eau, qui n’est pas menteuse, non, juste un peu fofolle, l’eau claire vous répétera la vérité vraie : dans notre pays béni, il n’y a place que pour deux saisons : la saison sans fleurs, et la saison des fleurs. Au choix.

C’était donc la saison des fleurs. Vous ne connaissez pas ? Alors, imaginez...

Tout près de la rivière, un tronc droit, dressé, tel un coq sur ses ergots, sur des racines noueuses, et surmonté d’une crête rougeoyante, flamboyante même, où se perdaient quelques taches d’un vert translucide. Tout autour, des fleurs de toutes les couleurs, jaunes, rouges, violettes, blanches, les grappes roses des « belles mexicaines », des étoiles bleues posées, comme dans un écrin, sur l’herbe verte, perdues dans les buissons, jaillissant d’entre les cailloux. Puis, la rivière, parlant doucement, telle une amoureuse, à ses galets polis, irisée de mille arcs-en-ciel par ce poudroiement de couleurs. Sur l’autre rive, des fleurs, encore des fleurs, et des arbres d’où pendaient jusque dans l’eau des lianes fleuries. Au loin, perdue dans une vapeur bleue, la montagne accroupie, telle un fauve au repos.

Plaisimont, qui faisait boire Zo Mangay, son bidet, un peu en aval, dans l’eau jusqu’aux genoux, ôta de sa bouche le cachimbo, la pipe de terre cuite, qui y semblait vissée pour l’éternité, cracha dans le courant, et grogna à mi-voix :
-- Tonnerre foutre ! Si un nègre ne peut pas vivre dans ce pays béni, faut croire que l’Eternel a un compte1 avec nous...
Et sur ces fortes paroles, il mordit de nouveau dans son brûle-gueule, enfonça son chapeau de paille sur ses yeux, et tira sur la longe du cheval. Celui-ci suivit à regret, et l’homme et la bête sortirent de l’eau, paisibles.

Dès qu’ils eurent disparu aux regards, une toute jeune fille, presque une enfant, sortit de derrière un buisson, riant aux éclats : Plaisimont avait toujours aussi mauvaise vue ! Il ne verrait pas son bidet à dix pas...

Elle regarda autour d’elle, brusquement méfiante, et alla s’asseoir sous le flamboyant, dont l’ombre la cacha aux regards.

Une heure passa, puis une autre. Le soleil, maintenant, effleurait la cime des montagnes. Bientôt, tout d’un coup, il ferait nuit.

La jeune fille sortit de l’ombre qui la masquait. Elle regarda un instant l’eau miroitante, ramassa un caillou, le lança, puis fit mine de s’en aller, déçue. A ce moment, l’on entendit un sifflement modulé. Elle se retourna vivement, joyeuse, se dirigea vers le flamboyant, se ravisa, fit demi-tour et alla se cacher derrière le même buisson qui l’avait dissimulée à Plaisimont, en souriant d’un air rusé.

L’instant d’après, un jeune homme qui paraissait une vingtaine d’années, très grand et très maigre, parut, marchant à longues foulées rapides. Il portait de grosses lunettes d’écaille aux verres épais. Il regarda autour de lui, visiblement surpris. Son visage s’assombrit. Puis il appela doucement :
-- Gentiane, ho, Gentiane...
Personne ne répondit. Le jeune homme s’assombrit encore plus et, de la pointe du pied, envoya promener un caillou, l’air rageur. Il y eut un petit cri. Aussitôt, il se dirigea vers le buisson, qu’il écarta, joyeux.

Gentiane, accroupie, le fixait de ses yeux immenses, d’un noir de jais. De la main, elle pressait son genou, que le caillou avait blessé.

Elle ne disait rien. Il s’agenouilla près d’elle, écarta sa main, prit de sa poche un mouchoir et tamponna doucement l’égratignure. Puis il dit très tendrement :
- Excuse-moi, Gentiane. Je ne t’avais pas vue, non...
Elle le regarda de nouveau, longuement. Il était le seul à soutenir son regard. Même son père, un bagarreur coriace, ivrogne, bambocheur2 et coureur, dont la voix tonnante en effrayait plus d’un, baissait pavillon et bégayait lorsque sa fille préférée le fixait. Oui, Lys seul pouvait la regarder comme cela, sans affectation, de son regard grave qui, sans qu’il ne dise mot, exprimait tout.

Elle baissa les yeux, regarda son genou, et dit calmement, avec toutefois un soupçon de mauvaise foi :
- Je t’attends depuis midi...
Il s’assit près d’elle, cassa un brin d’herbe qu’il mâchonna un moment.
- Je n’ai pas pu venir. J’étais occupé.
- A quoi ?
- Mes amis et moi, on repassait le cours d’anatomie, pour l’examen d’entrée à Médecine. C’est dans deux mois, tu sais...
Elle le fixa d’un oeil critique. Lys n’avait jamais eu besoin de repasser quoi que ce soit. Il lisait une fois, deux au maximum, et était capable de tout vous réciter, sans omettre une virgule, des mois après. Sa mémoire, parmi ses amis, était légendaire.

Il mentait, comme d’habitude. Mais pourquoi ? Elle reprit :
- Je t’ai attendue tout l’après-midi. Je me suis sauvée exprès pour te voir. Tout le monde répètera que je me conduis mal. Et toi, tu restes avec tes vagabonds d’amis, à jouer aux cartes...
Elle pencha la tête vers lui, renifla :
- Et à boire !
Il la regarda. Diable de fille ! Rien ne lui échappait... quoique pour les cartes, elle ait tort... Et à quinze ans, elle était belle à damner un curé. Pas jolie : belle, vous comprenez ?
Il ne répondit pas et, doucement, lui caressa la joue. Elle sourit, et le jour lui sembla se lever.
Elle était déjà debout et lui tendait la main :
- Allons sous notre arbre...
Ils s’assirent sous le flamboyant. De nouveau, elle le regarda longuement... Puis, avec fougue, elle se jeta dans ses bras.

La rivière, à leurs pieds, chuchotait à ses galets polis, heureuse et calme...

Ils se regardaient, dans les bras l’un de l’autre. De temps en temps, il se penchait et déposait un long baiser sur ses lèvres charnues. Elle le lui rendait, et il la caressait doucement. Elle le laissait faire, accrochée à son cou, heureuse. Il pesait lourd sur elle, et cela lui plaisait.

Le soir tomba d’un coup, tel un rideau de théâtre. Leurs souffles se mêlaient, leurs coeurs battaient plus vite. Comme enhardi par la nuit qui venait, Lys se mit à déboutonner le chemisier de Gentiane, à petits gestes pressés. Elle gémit, effrayée, et murmura :
- Non, Lys, non... T’en prie... S’il te plaît...
Il dégrafa le soutien-gorge, et ses mains se refermèrent sur deux beaux seins fermes. Adroitement, il les caressa, les embrassa.
- Non, Lys, non...
Elle respirait à grands coups, comme essoufflée. De nouveau, il la caressa, longuement. Alors elle dit très vite :
- Tu vas me faire un enfant, Lys...
Il s’arrêta, saisi. Doucement, elle repoussa ses mains, l’écarta, et se rajusta. Puis elle le regarda, paisible. Il se sentait gêné. Pour le cacher, il lui prit la main, qu’il embrassa. Elle le laissa faire, puis souffla :
- Laisse-moi me lever, t’en prie...
Ils se relevèrent, et Lys resta là, bras ballants. Gentiane acheva de boutonner son corsage, puis se tourna vers lui.
- Tu n’es pas fâché ?
Il la prit aux épaules et la serra contre lui, fort.
- Comment le serais-je ? Tu as raison...
Elle rit, appuya la tête contre sa poitrine. Elle ne lui arrivait même pas au menton. Il murmura d’un ton grognon :
- Pourquoi diable te repasses-tu les cheveux3 ? Ca sent le brûlé...
Elle rit de nouveau. Puis, brusquement grave :
- Je ne veux pas que tu recommences, Lys...
Il hocha la tête.
La nuit était complètement tombée. Ils s’en revinrent vers la ville obscure en se tenant par la main. Ils se reverraient le lendemain, au même endroit.

Il faisait noir comme dans un four lorsque Gentiane se glissa, par la galerie4, dans sa chambre. Elle se laissa aller sur son lit. Les yeux fermés, elle revoyait Lys, et se sentait chaude et molle. Elle soupira.

Au clocher, sept heures sonnèrent. La porte s’ouvrit doucement, et une femme entra, une lampe à pétrole à la main. Elle était grande, plutôt forte, avec un visage régulier et de magnifiques yeux noirs qui, au-dessus de la flamme, brillaient étrangement.Elle alla vers le lit, éclaira le visage de Gentiane. La jeune fille lui sourit. Elle aimait beaucoup sa mère. Celle-ci s’assit sur le lit, l’embrassa doucement et soupira. Mon Dieu, quelle vie... Déjà que ce fainéant d’Hector ne pensait qu’à bambocher et à boire, qu’il partait quasiment chaque soir s’amuser avec des putains. Et il fallait qu’en plus Gentiane, leur aînée, sorte sans dire où elle allait, et rentre en ti piceline, furtivement, à la nuit tombée...

On entendit, dans la salle à manger, les garçons se quereller. La mère se leva.
- Viens manger, Genti chérie...
Gentiane sauta du lit et prit sa mère par la taille. Elles rirent toutes les deux et enlacées, gagnèrent la salle à manger.

Les garçons, des jumeaux qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, se querellaient à grands cris, à cause d’une sombre histoire de billes perdues. En voyant entrer leur mère, l’air sévère, et suivie de cette grande soeur qu’ils craignaient tous deux vaguement (sans d’ailleurs savoir pourquoi), ils se calmèrent et s’assirent à table, en se jetant sournoisement des regards hostiles.
Mériane, la bonne, fille d’un deux moitiés5 d’Hector, entra avec le potage. C’était une belle fille du même âge que Gentiane, bien bâtie, au visage ouvert et franc. Son père, qui avait cinq autres enfants, l’avait placée, toute jeune, chez Hector, qui l’avait tenue sur les fonts baptismaux. Contre le gîte, le couvert et quelques vagues leçons de lecture et d’écriture que lui donnait « Madame Hector », elle faisait la cuisine, la vaisselle, les lits, lavait le linge, balayait la maison, emmenait les garçons à l’école et allait les y chercher pour éviter qu’ils ne traînent dans la rue. Elle se levait à quatre heures du matin et se couchait à neuf heures du soir, abrutie de fatigue...
Elle présenta la soupière à Madame Hector. Pendant que celle-ci se servait, les yeux de Mériane et de Gentiane se croisèrent. Elles se sourirent, car elles s’aimaient bien.

Le repas fut calme. Quand la mère se fut levée, les garçons allèrent jouer dans leur chambre, réconciliés. Gentiane et sa mère, celle-ci portant une lampe, allèrent sur la galerie. La mère – Alice – s’assit sur une dodine, une berceuae. Gentiane s’assit auprès d’elle. Elles se balancèrent quelques instants. La lampe, sur un guéridon, fumait un peu.
- Où est papa, maman ? demanda Gentiane. Il va encore faire des bêtises...
Alice sourit très doucement.
- Ne parles pas mal de ton père, Genti. Oui, il boit, mais ce n’est pas un mauvais homme...
- Que tu dis. Il sort toute la journée et presque chaque soir, et toi tu restes seule...
La mère resta un moment silencieuse, puis regarda sa fille d’un air malheureux.
- Je vais te dire, Genti. Ce n’est pas un mauvais homme, non... Il ne m’a jamais frappée, même quand il avait bu. Il sait me faire rire quand je suis triste. Simplement, il est faible, il en souffre, et alors il boit, ou bien se bat.
Elle respira profondément.
- Moi, je m’occupe de la boutique. Lui, il fait rentrer les fermages, et vend la café à la récolte. Je vais te dire...
Elle s’arrêta un instant, sourit.
- Je ne suis pas malheureuse. Ton père m’a fait trois enfants et je suis heureuse de les avoir portés, parce que c’est Hector que je voulais et personne d’autre.
Elle regarda Gentiane. Ses yeux brillaient.
- Et s’il m’en faisait un autre, j’en serais encore plus heureuse, Genti...
Gentiane se récria.
- Mais nous sommes déjà trois ! Tu ne crois pas que c’est assez ?
La mère eut un beau rire.
- Solide comme je le suis, je peux encore lui en faire six...
Et, regardant sa fille :
- Tu n’aimerais pas un petit bébé à mignonner ?
Gentiane réfléchit un moment.
- Si, mais j’aimerais mieux le faire moi-même, maman...
- Tu es trop jeune, chérie...
Elle lui prit le menton entre ses doigts :
- Es-tu sérieuse, Genti ?
La jeune fille ferma les yeux et revit Lys. Il lui sembla de nouveau le sentir... Elle rouvrit les yeux et regarda sa mère bien en face.
- Oui, maman.
La mère lui caressa la joue, elles se prirent la main et restèrent côte à côte, silencieuses. Un moment passa. Puis la mère parla :
- Lorsque j’étais enceinte de toi, un jour, ton oncle Louis, qui habitait à Port-au-Prince, et qui est mort maintenant, apporta à ton père un gros, gros livre, un dictionnaire, comme on dit... Pendant toute ma grossesse, Hector n’arrêta pas de lire ce livre.
Elle sourit. Gentiane l’écoutait. Elle avait déjà entendu cette histoire bien des fois, mais elle l’émouvait toujours.
- Il restait là, près de moi, me caressant le ventre ou le visage d’une main, de l’autre tournant les pages de son gros livre.
Il y eut une pause. La mère, les yeux grands ouverts, rêvait.
- Un jour, alors que mon ventre était déjà aussi rond qu’une barrique à clairin, il découvrit un mot : gentiane.
Elles rirent toutes les deux.
- C’était, paraît-il, le nom d’une fleur qui pousse là-bas, dans les pays-blancs6. Il devint fou de ce mot. Il le répétait tout le temps. Il composa même une chanson là-dessus. C’était une chanson à boire, aussi ne te la répèterai-je pas...
Elle regarda Gentiane et sourit de nouveau, attendrie.
- Un jour qu’il chantait sa chanson, je lui dis que Gentiane, cela ressemblait à un nom de fille, un nom de chez nous. Il vint à moi, me caressa le ventre, puis sermenta qu’en vérité, en vérité trois fois, si c’était une fille, nous l’appellerions Gentiane... Et voici comment, acheva-t-elle en riant, tu as un nom que personne dans cette ville n’a jamais porté !
Gentiane leva les yeux.
- Un très beau nom, maman. Un nom que j’aime beaucoup.
Elles restèrent silencieuses, longuement. Neuf heures sonnèrent au clocher de l’église.
- Il est temps d’aller se coucher, chérie...
Elles s’embrassèrent. Les lèvres de la mère étaient chaudes et douces. Gentiane rentra dans sa chambre, se déshabilla, passa sa chemise de nuit et se coucha. Elle ne put s’endormir. Elle pensait à Lys.

Vers les minuit, elle entendit son père rentrer. Il rejoignit sa mère dans leur chambre, contigue à la sienne. Elle les entendit causer à voix basse, sans pouvoir saisir leurs paroles. Puis sa mère gémit longuement, comme quelqu’un qui a mal, se sent faible et a peur de mourir. Ce n’était pas la première fois qu’elle entendait ces plaintes, mais cette fois-ci, cela lui fit tout drôle, sans qu’elle sache pourquoi. Que se passait-il donc ?
Demain matin, sa mère la regarderait d’un air soupçonneux, et elle ferait celle qui ne sait rien.
Elle soupira... Pourquoi donc papa n’etait-il pas un peu plus sérieux ?

Elle eut du mal à s’endormir.



1 Un compte: une querelle.
2 Bambocheur: qui aime trop faire la fête.
3 Se repasser les cheveux: les défriser au fer chaud.
4 Galerie: véranda.
5 Deux moitiés: métayer qui doit verser au propriétaire foncier une partie, le plus souvent la moitié, de la récolte.
6 Pays-blancs: pays étrangers peuplés en majorité de blancs.

Wednesday, September 19, 2012

deux


Erilien ouvrit un oeil, puis l’autre. Il avait la bouche pâteuse, et mal aux cheveux. Il bâilla, rota, se retourna dans le lit. Il n’arrivait pas à se réveiller : un « mal macaque » carabiné, une solide gueule de bois, quoi !

Il refit surface, se tourna vers Aurélia. Celle-ci, étendue sur le dos, bouche ouverte, ronflait paisiblement. Il rit, la caressa doucement. Elle grogna sans se réveiller. Il s’assit sur le lit, la chatouilla sous la plante des pieds. Elle se réveilla en sursaut, l’air épouvanté, en poussant un cri.

Assis sur le lit, Erilien riait à en perdre haleine. Aurélia lui allongea une gifle, et lui tourna le dos.

  • Quel nègre éhonté ! Il n’est pas encore cinq heures qu’il me réveille déjà, ce gros cochon !

Erilien ne se formalisa pas. Ce tortionnaire, ce tueur, qui avait la mort de plus de vingt personnes sur la conscience, avait pour Aurélia, sa « femme-douce », des tendresses de mère poule. De sa grosse patte, il la caressa doucement.

  • Aurélia, nèguesse moin...
  • Qu’est-ce que tu veux ? grogna-t-elle.
  • Eh bien, je me disais qu’un bon café...

Elle se dressa sur son séant. C’était une femme solide, large d’épaules et de hanches, au visage volontaire. Elle l’attrapa par le cou.

  • Alors, après tout ce que tu m’as fait, il faut que je me réveille au pipirite-chantant1 pour servir à Monsieur son café ? Le Bon Dieu, il m’a faite pour travailler jour et nuit, peut-être ?

Elle se recoucha, lui tourna de nouveau le dos.

  • Ton café, tu te le feras toi-même !

Il soupira.

  • Aurélia, des fois j’ai envie de te battre, oui...

Elle haussa son épaule nue.

  • Essaie, nègre sans honte, et nous verrons bien qui battra l’autre !

Il changea de tactique. Ca ne servait à rien de menacer cette tête de mule.

  • Aurélia ho, tu n’es pas gentille avec moi, non. Moi qui fais tout pour te faire plaisir...
De la bouche, elle fit un bruit méprisant.

  • Moi qui allais, aujourd’hui même, et aussi vrai que le Bon Dieu m’a fait, t’acheter la belle chaîne en or avec la croix au bout que tu as vue chez le Syrien...

Elle dressa l’oreille.

  • Non, en vérite, tu es trop malhonnête, Aurélia. Je ne t’achèterai rien du tout.

Et il se recoucha, sûr de son fait. Un long moment passa. Puis Aurélia l’enjamba, se leva, bougonna :

  • Je vais te le faire, moi, ton café...

Il la regardait, riant sous cape. Elle était bien bâtie, robuste, comme il les aimait. Elle vit son regard, se troubla, passa son caraco et disparut dans le couloir. Il rit franchement. Aurélia avait son caractère, mais ne résistait pas à un cadeau... Cependant, sur la propriété d’Erilien, qu’elle gérait sans défaillance, elle faisait payer les « deux moitiés » rubis sur l’ongle, et apportait tout à son homme, sans retenir une piastre. Et fidèle avec ça, s’il vous plaît. Oui, il pouvait compter sur Aurélia.

Une bonne odeur de café vint lui chatouiller les narines. Ce serait bientôt prêt. Il bâilla, se leva, passa son pantalon, sa chemise. Au mur, la photo du Papa, « chapeau-tôle » - casque – en tête, le regardait avec sévérité. Il lui adressa un petit signe de tête et, l’air de réciter une prière, murmura :

  • Notre Doc qui êtes z’a Port-au-Prince, restez-y s’il vous plaît. Et laissez-nous la province...

Il acheva de boucler son ceinturon, auquel pendait un gros colt calibre .38 à barillet.

  • Nous nous en chargeons, foutre !

Et il éclata de rire. Chaque matin, il récitait la même « prière ». Ce petit blasphème quotidien le mettait de bonne humeur.

Il alla dans la salle à manger, se versa un verre d’eau à une cruche en terre cuite, prit une brosse à dents sur une étagère. Avant, il se servait d’un « bois-dent »2, mais depuis qu’il était chef, et pas n’importe quel chef, il utilisaitune brosse à dents et de la pâte dentifrice Colgate au Gardol, s’il vous plaît. Noblesse oblige.

Il se brossa rapidement les dents, se rinça la bouche, alla sur la galerie, cracha dans la cour de terre battue, regarda le ciel. Il ferait beau.

Aurélia arrivait avec la cafetière, son caraco tendu à craquer sur ses hanches rebondies. Il alla vers elle, la saisit à pleines mains. Elle sentait la sueur et le coït. Elle le laissa faire, visiblement contente, puis se retourna et dit à voix basse :

  • Le café va être froid oui, chéri...

Il la lâcha et s’assit. La radio jouait une chanson qu’il aimait bien :

M’travaille anpile, lajan m piti
Kouman pou m’fè pou m’al lan péyi m3

Elle lui versa son café, mit quelques cassaves4 sur la table, et resta debout à le regarder manger. Il mâchait lentement les bouts de cassave, qu’il faisait tremper avant dans le café fort et sucré. Elle rit, contente de voir qu’il avait bon appétit. Il leva les yeux et la regarda. Tonnerre foutre, pourquoi diable l’aimait-il autant, cette n’egresse ? Oui, foinc, elle lui plaisait, et beaucoup plus que cette idiote de Madame Momplaisir, qui ne savait même pas se servir de ses reins...

Il acheva son déjeuner en buvant coup sur coup deux autres tasses de café, rota discrètement, se leva. Aurélia le regardait : ça, c’était un homme. Haut de stature, large d’épaules, lourd de membres, rond de ventre, les reins larges, les mains et les pieds énormes... Il n’y avait que la tête qui ne collait pas : le front bien dégagé, les yeux calmes, le nez plat, les lèvres minces : une tête de « mon père » ou de « maître », de curé ou de professeur, une tête de quelque chose de sérieux. Pas celle d’un homme de main, porté sur la gâchette, le clairin5 et les femmes. Ce qu’il était en fait.

Elle l’interrogea du regard.

- Je vais au marché, ma négresse. Pour mettre de l’Ordre.

Il desserra d’un cran son ceinturon, assura son cocomacaque6 dans sa main, et partit.

Aurélia débarrassa la table, s’assit et se versa son café. L’Ordre. Quand Erilien avait dit ce mot-là, il avait tout dit. C’était au nom de cet ordre qu’il matraquait, qu’il tirait...L’Ordre, c’est-à-dire le Papa, qui trônait dans la chambre, avec son casque, ses lunettes et son reveolver... Elle regarda sa tasse de café. Et s’il allait se faire tuer, un jour ? Qu’est-ce qu’elle deviendrait ?

Elle soupira, termina sa tasse et alla se laver. Il fallait qu’elle retourne à la terre d’Erilien aujourd’hui même, pour voir où en était le curage des canaux.

Erilien marchait d’un bon pas. Arrivé près du marché, il remarqua avec satisfaction que ses deux macoutes préférés. Joss et Pierre, étaient déjà là. Ils l’attendaient, debout près de la fontaine, chapeau de toile bleue sur la tête, lunettes noires sur les yeux, vêtus de gros bleu, l’air sinistre et la main négligemment posée sur la crosse du revolver. Il s’arrêta auprès d’eux. Avec ensemble, ils touchèrent leur chapeau.

  • Bonjour, chef.
  • Bonjour.

Le ton était bourru, mais les sbires ne s’y trompèrent pas : le patron était de bonne humeur.

  • Tout est en ordre, icitte ?

Il s’adressait à Pierre, le plus âgé des deux.

  • Tout est en ordre, oui, chef.
  • Tout le monde a payé ?
  • Jonathan est en train de passer, chef.

Ils se retournèrent vers le marché. Celui-ci était fait de six longues rangées de tonnelles recouvertes de tôle ondulée, sous lesquelles, présentement, les marchandes s’installaient. Planté devant le tout, un écriteau annonçait « Marché François Duvalier ». Au-dessus, la photo sous verre du Président à Vie – regard de poisson mort filtrant à travers les verres épais des grosses lunettes d’écaille.

Jonathan, le collecteur des contributions, « chapeau-laine » sur la tête, lunettes noires sur les yeux, passait le long de chaque rangée, recueillant l’argent qu ;il mettait dans un petit sac de jute. Personne ne protestait : les trois macoutes, trop ostensiblement armés, constituaient une force d’intimidation efficace.

Jonathan les rejoignit avec son sac.
  • Ca y est : tout le monde a payé. Je rentre aux Contributions. Bonne journée !
  • Bon vent, grogna Erilien, que la vue de tout cet argent destiné à d’autres irritait.

Le marché s’animait au fur et à mesure que la journée avançait. La foule grossissait d’heure en heure. Erilien et ses deux macoutes circulaient d’allée en allée, l’air sévère. Sur leur passage, et d’aucuns leur jetaient, en douce, des regards rien moins qu’aimables. Il commençait à faire chaud. Les paysannes, accroupies ou assises derrière leur étalage, jambes largement écartées, s’éventaient avec leur chapeau, tout en colportant les derniers ragots. Tout le monde marchandait ferme.

Erilien s’éclipsa, juste le temps de boire un coup de clairin à la boutique d’André Jean. Il oublia de payer : André Jean n’était pas de ses amis.

Il revint, et les trois acolytes reprirent leur ronde. Cela devenait monotone : même pas une bonne femme querelleuse à réprimander, ou un quelconque imbécile à arrêter pour ivresse publique ou bagarre.

Les macoutes s’arrêtèrent un instant. Il faisait maintenant vraiment chaud et, sous leurs aisselles, de larges auréoles de sueur brunissaient les chemises bleues. Erilien sortit un paquet de cigarettes, en offrit à ses hommes. Ils fumèrent tranquillement, indifférents au brouhaha de la foule qui les entourait. Erilien jeta son mégot.

  • Allons-y.
Le chef en tête, ils enfilèrent la troisième allée, bousculant ceux qui ne s’écartaient pas assez vite, comme ça, pour le plaisir.

Ils étaient presque arrivés au bout quand, devant eux, ils virent deux jeunes femmes, vêtues d’amples robes paysannes, qui discutaient avec animation. Elles leur tournaient le dos. Ils s’approchèrent avec précaution. Une voix véhémente dit :

  • Moi, je te dis que c’est avec l’argent qu’ils nous prennent que ce gros tafiateur d’Erilien se construit une maison !

L’autre fille dit calmement :

  • Elle a raison.

Une voix chuchota :

  • Attention !

Les filles se turent. Mais Erilien avait tout entendu. Il s’approcha, très calme.

  • C’est de moi que vous parliez ?

Personne ne souffla mot. Il passa auprès d’elles, se retourna, les regarda. L’une d’elle était une petite grimelle, une métisse fine d’attaches, longue de cou, aux grands yeux veloutés. Elle avait l’air énervée. L’autre, une négresse noire, grande, au visage carré, aux épaules larges, le regardait bien en face, sans peur apparente.

  • C’est de moi que vous parliez ? répéta Erilien.

La grimelle eut un geste rageur. Ses yeux lancèrent des flammes.

- Oui ! cria-t-elle. De toi et de tes macoutes ! Vous prenez tout l’argent du pauvre monde, et vous vous bâtissez des maisons où dix personnes pourraient vivre à l’aise ! Ko manman ou7, saloperie !

Erilien prit feu d’un coup. Il leva son cocomacaque. L’autre fille, voyant son amie menacée, intervint et saisit la matraque.

  • Lâche ça, foutre ! jura Erilien.

Il tira sur le bâton. La jeune fille tint bon. Il tira encore le cocomacaque, de toutes ses forces. La fille lâcha brusquement prise, et Erilien partit en arrière, trébucha et s’écroula dans les bras d’une paysanne qui poussa de hauts cris.

Une bordée de rires jaillit de tous côtés. Joss, l’air mauvais, pivota sur lui-même, la main sur la crosse de son arme.

  • Qui a ri, foutre ?

Personne ne pipa.

  • J’ai dit : qui a ri ? gueula Joss de nouveau.

Silence de mort. Erilien se relevait, sacrant pire qu’un païen. Il pointa son bâton sur les deux jeunes filles.

  • Marchez devant, foutre !

Le silence se fit plus épais. Puis la grande négresse prit la parole. Calmement.

  • Et pourquoi on te suivrait, Erilien ?
  • Parce que je vous arrête, foinc ! Toutes les deux !

Silence minéral. Erilien regarda autour de lui. Visages de pierre. A quelques mètres, deux jeunes gars de haute stature, vêtus de chemises et de pantalons de gros bleu tout rapiécés, diacoute8 au côté, chapeau de paille sur la tête, le fixaient d’un air féroce. L’instant d’avant, ils marchandaient du tabac. Maintenant, ils avaient la main droite sur la garde de leur machette9. L’espace d’un éclair, une phrase que répétait feu son père revint à Erilien : « Nous autres Haïtiens, nous sommes un peuple bon et serviable. Mais qu’on ne touche pas à nos femmes ! »

Il dégaîna son revolver. Pierre est Joss en firent autant. Les deux jeunes gars se figèrent, mais ne baissèrent pas les yeux. Tout autour, les gens s’écartèrent.

Erilien se retourna vers les deux jeunes filles.

  • Marchez devant, leur enjoignit-il, presque calme.

Les filles sortirent du marché, suivies des trois macoutes. Erilien jeta :

  • A la caserne !

Il respira profondément. Il n’était pas encore dit que tout cela ne finirait pas en émeute,

La caserne était un grand bâtiment de pierre sans étage, d’un jaune pisseux. A l’entrée, une sentinelle était en faction. Elle salua réglementairement Erilien, qui haussa les épaules. Bien le moment ! Ils traversèrent la cour, entrèrent dans la bâtisse. Les macoutes emmenèrent les jeunes filles dans une salle. Joss resta dedans, et Pierre se posta à la porte. L’instant d’après, Erilien arrivait, accompagné du capitaine Marceau Saumain, commandant de la place. Ils entrèrent dans la pièce.

Le capitaine était un petit homme maigre, à la pomme d’Adam saillante, au visage en lame de couteau barré d’une énorme moustache. Les yeux vifs, la précision calculée des gestes trahissaient le tireur d’élite, ce qu’il était effectivement. On disait aussi, parmi les gendarmes et les macoutes, que c’était la reine des pédales. Ce sujet, qui a toujours amusé et un peu apitoyé les Haïtiens, ne faisait, en l’occurrence, rire personne. Massissi ou pas, le capitaine Saumain était un tueur efficace et le plus sadique des tortionnaires. Cela suffisait.

Saumain alluma une cigarette. Les deux jeunes filles, debout, lui faisaient face. La grimelle avait l’air d’avoir peur. L’autre paraissait calme, et le regarda bien en face. Il eut un petit rire sarcastique, tira sur sa cigarette, et se tourna vers Erilien, l’air approbateur :

  • Bonnes prises, mon cher...

Il éjecta un nuage de fumée.

  • Tu bats celle-là...

Du menton, il désignait la grimelle.

  • Moi, l’autre.

Erilien se pencha vers lui et lui dit quelques mots à l’oreille.

  • Oui. D’accord, mon cher. L’une après l’autre.

Erilien passa à Joss son cocomacaque, alla au mur, prit un nerf de boeuf qui y était accroché, et revint vers la grimelle. La jeune fille recula, visiblement épouvantée. Il avança. Elle recula à nouveau. Il fit un autre pas, et elle se retrouva dans un coin de la pièce.

Il frappa. Le nerf de boeuf siffla et zébra l’épaule de la jeune fille. Elle le regarda avec des yeux ronds, incrédules. Il frappa, encore, encore. Maintenant, la jeune fille criait. Il se mit à la battre à grands coups réguliers, choisissant les endroits où ça ferait le plus mal. La fille, terrifiée, hurlait et pleurait. Elle tomba à genoux, la tête dans ses mains. Il frappait toujours.

Joss, debout derrière l’autre fille, la retenait. Il lui avait attaché les poignets derrière le dos. Le capitaine la regarda avec curiosité : elle bouillait de colère. Ses yeux flamboyaient. Il eut de nouveau son petit rire sec, et tira sur sa cigarette.

Erilien frappait toujours. Le nerf de boeuf sifflait, les coups se succédaient, mats. La jeune fille criait et pleurait. Erilien frappait régulièrement, tel une machine, avec force. Le sang, maintenant, maculait la robe.

Brusquement, il y eut une violente odeur d’urine. La petite avait perdu le contrôle de ses sphincters. Erilien et le capitaine rirent grassement. Pas Joss.

Erilien s’arrêta de frapper. La jeune fille gisait par terre, comme morte. Joss, qui n’avait pas l’habitude, détourna les yeux.

Le bourreau tendit le nerf de boeuf sanglant à Saumain.

  • A toi, mon cher !

Le capitaine fit non de la tête.

  • Pour celle-là, il faut le bâton.

Il regarda l’autre fille, que Joss tenait toujours. Elle crevait visiblement de rage, mais ne semblait pas avoir peur. Tant mieux, se dit-il. On s’amuserait. Il lui demanda d’une voix sans timbre :

  • Comment t’appelles-tu ?

Elle répondit à voix basse :

  • Cela ne te regarde pas, chien !

Il y avait une telle haine dans sa voix que le capitaine sursauta.

  • Mets-toi à genoux ! ordonna-t-il.

Elle resta debout.
Il prit le lourd cocomacaque, la regarda.

  • A genoux, c’est cent coups que tu me compteras à haute voix. Debout, c’est jusqu’à ce que tu meures !

La fille resta debout. Il frappa. Fort.

  • Pas sur la tête ! cria Erilien. Tu vas l’assommer tout de suite !

Le capitaine se mit à taper comme un possédé. Sous l’avalanche de coups, la jeune fille valdinguait dans d’un bout à l’autre de la pièce. Mais elle ne criait pas, ne pleurait pas. Saumain frappait, frappait. La jeune fille ahanait, mais encaissait sans se plaindre. Petit à petit, le capitaine s’énervait, Ah ! C’était une dure ! Elle allait voir ! Il tapait plus vite, plus fort. La jeune fille cria :

  • Chien !

Le capitaine entendit trop tard le cri d’avertissement de Joss. Il déchargea à la fille, en pleine tête, un coup qui fit un vilain bruit mat. Elle s’écroula d’un coup, comme un boeuf, assommée.

Erilien arracha à Saumain le bâton. Le capitaine, comme un somnambule, prit une cigarette, l’alluma.

  • Imbécile, dit Erilien. Tu l’as tuée...

Joss, sur la pointe des pieds, sortit de la pièce, l’estomac retourné.
Erilien retourna la jeune fille, mit l’oreille sur sa poitrine :

  • Elle vit, dit-il calmement. Ces habitants10 sont solides comme des taureaux.

Joss et Pierre entrèrent.

  • Emmenez-les au cachot, dit Erilien. Videz-leur un bon seau d’eau fraîche dessus.

Les deux macoutes emportèrent la grimelle, à demi-inconsciente. Ils revinrent, prirent l’autre fille, complètement assommée celle-là, sous les aisselles et par les pieds, et l’emportèrent le long d’un couloir, jusqu’à une cellule ouverte qui puait. Ils y entrèrent, la déposèrent sans ménagements. La grimelle, dans un coin, gémissait doucement. Ils sortirent. Dans le couloir, Pierre se ravisa. Il tendit une cigarette à Joss, s’en colla une au bec, les alluma, puis lui dit tranquillement :

  • Ce sont de bien belles négresses. Tu viens ?

Joss mit un temps à réaliser. Puis une vague de dégoût le submergea.
  • Non, répondit-il d’une voix étranglée. Vas-y seul.

Il revint dans la chambre de torture. Elle sentait la sueur et l’urine. Le capitaine et Erilien se tapaient un coup de rhum, servis par un gendarme. Erilien passa la bouteille à Joss qui la vida d’un trait, puis demanda :

  • Où est Pierre ?

Joss lui fit un clin d’oeil.

  • Dans le cachot.

Le capitaine et Erilien rirent grossièrement. On entendit crier faiblement quelqu’un.

  • Je retourne au marché, chef ? demanda Joss.
  • Non. Va chez toi.

Joss se dirigea vers la porte.

  • Joss...

Il s’arrêta, la main sur la poignée.

  • Oui, chef ?
  • Faudrait que tu t’habitues, foutre !

Joss poussa la porte, traversa la salle de garde et fut dans la cour. Le soleil brillait de tous ses feux. Il respira à pleins poumons.

Il lui semblait revenir de très loin...

trois


L’après-midi s’étirait comme une couleuvre. Il faisait chaud. Le soleil, haut dans le ciel, emplissait l’air d’une lumière aveuglante. Une chape de plomb semblait peser sur la ville assoupie. C’était, à n’en point douter, l’heure de la sieste.

Lys enleva ses lunettes d’un geste machinal, les essuya avec son mouchoir, les remit. Les oiseaux, sur le grand quénêpier au fond de la cour, piaillaient, sifflaient, chantaient à qui mieux mieux. Très haut dans le ciel, un malfini, un faucon, planait majestueusement, décrivant de larges cercles légèrement ascendants. Le poulailler des voisins semblait au centre de ses préoccupations.

Lys était assis sur la galerie avec ses deux inséparables, Jacques et Frénel. Tous trois étaient torse nu, bien qu’il y fasse relativement frais. Jacques, petit, trapu, couleur chocolat, les yeux marron clair, bayait aux corneilles. Frénel, un grand gaillard aux épaules étonnamment larges, très noir – comme d’ailleurs Lys – dévorait, le menton dans la main, un énorme volume à reliure grise.

Un instant passa. Dans la cour, une servante s’activait. Lys prit son canif, pela un bout de canne à sucre et se mit à le mâcher, avalant à grand bruit le jus sucré.

Frénel referma son livre, et l’on put en voir le titre : Les principes du marxisme-léninisme, éditions de Moscou. Jacques le lui prit des mains, le soupesa...

  • Avec cette grosse bête11, dit-il en riant, on pourrait presque faire de l’haltérophilie...
  • En tout cas, c’est intéressant, répliqua Frénel. Tu devrais le lire.
  • Je le lirai, mon compère, je le lirai. A une page par jour, cela ne me prendra guère que deux ans...

Ils rirent tous les trois. Puis Lys dit :

  • Vous me direz ce que vous voudrez, mes amis, mais ce gouvernement est une merde.
  • Définitivement, trancha Jacques.
  • Savez-vous ce que j’ai appris ? Eh bien, aucun haïtien ne peut mettre les pieds à la Sedren12 sans l’autorisation des blancs américains.
  • Ça, c’est un peu fort, dit Frénel. La Sedren, c’est chez nous, ce n’est pas l’Alabama.
  • A la Reynold’s13 aussi, c’est pareil. Interdit aux nègres et aux chiens, certainement...
  • Et le gouvernement tolère ça, gronda Frénel.
  • Oui, mais qu’est-ce qu’il est, ce gouvernement ? répliqua Lys. Regarde notre magistrat communal : il n’avait rien en 57, lorsque Papa Doc est arrivé. Maintenant, il jette de l’argent par les fenêtres en veux-tu, en voilà. Le Doc, c’est pareil. Il a des millions de dollars en Suisse.

Il referma son canif.

  • Regarde ce gros porc d’Erilien. Avant, il était plus gueux que Job. Maintenant, il se fait construire sur le morne Platon une maison de dix mille dollars. Il a commandé des grilles de fer forgé à Port-au-Prince. C’est Condé, le camionneur, qui me l’a dit. Et ce n’est pas tout : il a fait installer, au sous-sol de la maison, deux cachots, avec des barreaux de fer gros comme mon bras. Ça, c’est déjà presque terminé... Comme ça, il n’aura plus à s’adresser à cette tante de Saumain lorsqu’il voudra mettre sous clé un pauvre habitant qu’il aura exproprié...
  • Et question expropriations, il s’y connaît, souligna Jacques. Il a déjà cent cinquante carreaux14 à Source Bleue. Il a chassé ou tué tous ceux qui y vivaient, puis a placé des gens à lui comme deux-moitiés. Oui, il a acheté sa terre à coups de fusil !

Frénel cracha.

  • Ces gens-là sont pires que la peste. Ils vont chienter15 auprès des blancs pour avoir des dollars. Mais leurs propres compatriotes, ils les traitent plus mal que des chiens !
  • C’est la lutte des classes, mon vieux, dit Lys. Pas autre chose.

Jacques leva les yeux.

  • Et comment tu la définis, toi, cette classe au pouvoir, Lys ?

Lys haussa les épaules.

  • Je peux me tromper. Mais il me semble que, parmi les duvaliéristes, il y a, d’une part, la bourgeoisie compradore, anti-nationale...

Les deux autres approuvèrent.

  • D’autre part, les gros propriétaires fonciers, les gands dons...
  • Ça, c’est vrai, dit Jacques. Mon oncle a plein de terres, et c’est le duvaliériste le plus enragé que j’aie jamais rencontré !
  • Enfin, la petite bourgeoisie qui voit là une bonne occasion de s’enrichir.
  • Exemple Erilien, nota Frénel.

Il réfléchit un instant, puis demanda :
  • Et la bourgeoisie nationale ?
  • Eh bien, par exemple, ton oncle, le fabricant de kola16, est un bourgeois national.
  • Oui. Mais les produits dont il se sert pour fabriquer ce kola, ils lui viennent de Port-au-Prince, et ont été importés de Miami. Les pièces de rechange pour ses machines aussi. Et les machines elles-mêmes...
  • Oui, mais il produit pour le marché national...
  • Ouais. Il prétend que les macoutes font du tort au commerce, mais ça ne l’empêche pas de s’arranger en douce avec Erilien, à qui il livre gratis trois caisses de kola chaque semaine !

Lys ne trouva rien à répondre. Il le dit carrément. Jacques conclut :

  • Nous devrions aller demander au Parti. Leur poser le problème. Mais, à propos d’Erilien...

Il baissa la voix.

  • Il a arrêté deux jeunes filles ce matin, en plein marché. Ça a fait un bruit énorme.
  • Le salaud, gronda Lys.
  • Mais ce n’est pas tout, dit Frénel calmement. J’étais avec André Jean, tout à l’heure. C’est en face du marché.
  • On sait, dit Jacques.
  • Joss est entré. Il a bu coup sur coup deux sellé-bridé et un zo douvant17. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas.
  • Tu lui parles, à cette saloperie ? s’étonna Jacques.
  • On se connait depuis longtemps. Joss n’est pas trop pourri. Pas encore.

Il s’arrêta, prit un bout de canne qu’il se mit à peler pensivement.

  • Il m’a demandé si j’étais au courant de l’arrestation. Je lui ai dit non. Il m’a raconté. Les jeunes filles s’étaient querellées avec Erilien. Et il y a pire ...

Il s’arrêta de peler sa canne.

  • A la caserne, les deux filles ont été battues à mort par Erilien et le capitaine. Quand ils les ont laissées, l’une d’elles saignait comme une poule égorgée, et l’autre était complètement assommée, sans connaissance. Joss avait les larmes aux yeux en racontant cela. André Jean, derrière son comptoir, étouffait de rage, sans oser rien dire.

Il finit de peler sa canne, et se mit à la couper en petits morceaux.

  • Joss a voulu me dire autre chose. Encore pire, selon lui. Mais une cliente est entrée et il est parti.

Ils restèrent silencieux. Puis Frénel soupira :

  • « Haïtiens mes frères », qu’il disait l’autre jour, le Doc. Ces macoutes ont une drôle de façon de traiter leurs frères...
  • Ce sont des chiens enragés et il faut les traiter comme tels, dit posément Lys.


Depuis quelques instants, le père de Lys, qui rentrait du tribunal, les écoutait, sur le pas de la porte, sans mot dire. Il s’approcha :

  • Mes petits messieurs...

Les trois jeunes gens sursautèrent.

  • Bonjour, Maître Jean, dirent avec ensemble Jacques et Frénel.

Tous se levèrent.

  • Bonjour. Asseyez-vous, les enfants.

Il les regarda, puis reprit :

  • Mes petits messieurs, vous êtes bien imprudents. Vous parlez, vous parlez. On peut vous entendre. Et vous traiter comme l’on a traité ces malheureuses. C’est déjà arrivé.

Il les regarda à nouveau, l’un après l’autre.

  • J’en vois plus en une journée de tribunal que vous en un an de vie. Je pourrais parler sans m’arrêter pendant un mois. Je me tais. Si l’on veut vivre ici, il faut faire attention. Ce que les yeux voient, la bouche le tait.

Il les fixa pensivement.

  • Autre chose : la radio a dit que le gouvernement interdisait le judo, la boxe et le karaté. Vous avez compris ?
  • Oui, Maître Jean, répondirent avec ensemble Jacques et Frénel.
  • Bien, papa, dit Lys.
  • Soyez raisonnables, conseilla l’avocat. Et t’en prie, s’il vous plaît, fermez-la !

Il s’en alla de sa démarche mécanique, raide comme la Justice. Les trois garçons se regardèrent.

  • Pas de sport, bouclez-la, plus de clairin parce que ça rend bavard. Il ne nous reste plus qu’à baiser, dit Frénel.

Ils rirent.

Cinq heures sonnèrent au clocher. Lys se leva, mit sa chemise.

  • Il faut que je m’en aille, souffla t-il, gêné.

Frénel rit. Jacques aussi. Lys se renfrogna.

  • Elle est bien belle, ton amie, dit Frénel.
  • Un peu jeunette pour mon goût, répliqua Jacques.

Lys lui jeta un coup d’oeil sévère.

  • C’est vrai qu’à Port-au-Prince, tu fréquentes la frontière18. Là-bas, elles sont en effet un peu plus vieilles...

Ils rirent.

  • Ne la serre pas de trop près, quand même, dit Frénel, puritain. Elle n’a pas l’âge...

Lys haussa les épaules.

  • Je ne suis pas un vagabond19 comme toi. A demain !

Il s’en alla. Frénel et Jacques finirent de manger leur canne à sucre, remirent leur chemise, allèrent saluer « madame Jean », la mère de Lys, et s’en furent.


Lys marchait vite. Il était pressé. Mais il n’oubliait pas, pour autant, de saluer tous ceux qu’il rencontrait. On est poli en Haïti, et ne pas saluer une connaissance dans la rue est une injure grave, passible d’une explication en règle ou d’un rapport de l’offensé aux parents. Tout le monde, ou presque, connaissait Lys, à cause de sa haute taille pour sûr, mais aussi parce que c’était le fils de Maître Jean, l’avocat le plus éloquent – et le plus retors – de cette ville et de quelques autres. On disait de lui qu’il aurait fait mettre en liberté un nègre pris, la main dans le sac, en train de tuer père et mère. Aussi, de « bonsoir, monsieur » en « bonsoir, madame », d’ « et le vieux corps, mon compère » en « comment es-tu, vieille graine », une bonne demi-heure s’écoula avant qu’il ne parvienne à la rivière. Il la longea sur quelques dizaines de mètres. Là, la végétation était assez épaisse pour cacher le bataillon Dessalines lui-même, jusqu’au dernier soldat.

Lys siffla d’une certaine façon, puis reprit sa marche. Le sentier fit un coude brusque. A quelques mètres se dressait le flamboyant. Tranquillement assise, Gentiane le regardait venir. Il s’assit auprès d’elle. Elle lui sourit. Elle avait un très beau sourire. Elle mit la tête sur son épaule, et il l’entoura de ses bras.

  • Genti...

Ils s’embrassèrent longuement. Puis elle s’écarta. Son coeur battait fort. Elle se nicha au creux de son épaule, et il lui caressa doucement le cou. Elle parla, si bas qu’il dut tendre l’oreille :

  • J’ai eu du mal à me sauver. Maman me surveille...

Il lui embrassa doucement le cou, lui murmura quelque chose à l’oreille, la serra fort. Il avait envie d’elle, à en crier, mais il ne fallait pas. Un bébé maintenant, ce serait la catastrophe. Elle n’avait pas fini l’école et, de son côté, il devait entrer à l’université. Plus tard... La vie est difficile...

Elle releva la tête, le regarda. Ces yeux...

  • Tu as mangé de la canne, dit-elle. Avec qui ?

Il rit. Rien ne lui échappait, à cette petite bonne femme.

  • Avec Jacques et Frénel.
  • J’aime bien Frénel. Il est gentil. Mais Jacques me fait peur. Il aime trop se battre.

Lys sourit.

  • Et toi, tu l’intimides tellement qu’il n’ose pas parler en ta présence. Il est très gentil, mais un peu susceptible. C’est pour ça qu’il se bat.

Ils se turent et regardèrent l’eau. Il la caressait tendrement. De temps à autre, ils s’embrassaient. L’eau bleue coulait, paisible...

Elle le regarda longuement, parut perplexe, puis se décida :

  • J’ai appris quelque chose qui t’intéressera sûrement, dit-elle.
  • Il n’y a que toi qui m’intéresses, Genti...
  • Ne ris pas, c’est sérieux.
  • Ah ?
  • Oui. Tu sais que papa va tout le temps boire avec Erilien ? L’autre jour, il est rentré saoûl comme un macaque, au devant-jour. Il s’est mis au lit, et a parlé à maman. Il parlait fort.
  • Et tu as entendu ?
  • Oui. Ecoute...

Elle le regarda attentivement, pour s’assurer qu’il l’écoutait.

  • Tu connais Montagnac ? Oui, évidemment. Là-bas, tout pousse. C’est une bonne terre pour les vivres et les légumes, il paraît. Papa disait que les habitants de Montagnac ne sont pas à plaindre : pas de fermages, le chef de section20 est à une journée de marche. Bref, ils sont tranquilles. On peut vivre, là-bas.

Elle le regarda à nouveau. Elle avait des yeux immenses. Elle avança le menton, qu’elle avait bien dessiné, volontaire.

  • Mais voilà : la plupart des terres de Montagnac sont des tè leta, des terres de l’Etat...

Il comprit tout de suite, et demanda seulement :

  • Erilien ?
  • Oui. Et aussi le capitaine, et puis le député, tu sais, celui qui a tué des tas de gens à Thiotte. Ce dernier arrange l’affaire avec Papa Doc contre un pourcentage. Erilien, le capitaine, et aussi l’agronome, s’occupent des... Comment on dit ? Ex-pro-pri-a-tions. Voilà.

Lys siffla. Un joli plan, et qui rapporterait gros, s’il réussissait. Déposséder des dizaines de paysans, s’emparer de plus de cent carreaux de bonne terre... Diable !

- Mais ton père a des gens à lui à Montagnac ?
- Oui. Ils lui vendent leur café chaque année. Papa les connaît bien. Il disait que c’étaient des nègres durs, travailleurs, qui ne se laisseraient pas faire comme ça...
- Et Erilien ?
- Erilien croit que ça se fera tout seul. Selon lui, « ces pouilleux de gros z’orteils ne peuvent rien contre le gouvernement. » Papa n’a pas jugé bon de le détromper.

Lys réfléchit. L’histoire se terminerait certainement par un bain de sang. Les nègres de Montagnac passaient effectivement pour plus durs que le fer. Mais deux mois plus tôt, l’on racontait à Port-au-Prince que le député en question était plus ou moins en disgrâce. Le Doc pouvait donc ne pas le suivre à fond : ne pas déchaîner les macoutes et les gendarmes. De plus, après les dernières tueries, le Président à Vie pouvait juger de bonne politique de montrer qu’il n’approuvait pas tout ce que faisaient ses tueurs. Quoique la mansuétude ne lui soit pas précisément coutumière...

Mais il y avait Erilien. Et le capitaine. Ces deux-là et leur bande étaient pire que des loups-garous. Surtout Erilien, un tueur féroce, d’une obstination rare, tout ivrogne qu’il était. Oui, Erilien irait jusqu’au bout. Même si ce bout, c’était cinq cents cadavres...

Lys sortit de sa poche un paquet de « Splendid » tout froissé. Il en tira une cigarette, l’alluma, fuma... La peste soit de ces ordures ! Il se tourna vers Gentiane : elle le couvait des yeux.

  • Mais pourquoi me racontes-tu tout ça, Genti ?

Elle baissa les yeux, gênée.

  • Dis-moi donc...

Elle dit très bas, comme honteuse :

  • Ta mère a trouvé sous ton lit un gros livre, la semaine dernière. Elle l’a raconté à ma mère. Il paraît qu’à chaque ligne, il y avait « communiste » ou « communisme ».

Lys tressaillit : la gaffe ! Mais Gentiane continuait :

  • Tout le monde sait que les communistes sont les seuls à être vraiment contre les macoutes. La radio vous traite de tous les noms, toute la sainte journée. C’est donc que les communistes, c’est une bonne chose.

Il apprécia le raisonnement en connaisseur. Pas besoin de lui faire des cours de théorie marxiste-léniniste, à cette gosse !

Elle le regarda bien en face et acheva, péremptoire :

  • Si tu es vraiment communiste, tu dois aider les gens de Montagnac !

Parfaitement logique, foutre ! pensa-t-il. Il demanda cependant :

  • Et ton père ? Il connaît des gens...
  • Papa connaît beaucoup de « grands nègres » de Port-au-Prince. Mais il a peur. Peur qu’on ne sache, un jour, qu’il n’aime pas ce gouvernement. Aussi, il ne fera rien.

Tout-à-fait exact, pensa Lys. Gentiane avait un cerveau d’algébriste. Pour la première fois, il la regarda avec une admiration qui ne s’adressait pas qu’à son corps.

Elle demanda, inquiète :

  • Et toi, feras-tu qielque chose ?

Sa décision était prise.

  • Oui ! dit-il, mettant tout son poids dans ce seul mot.
Elle rit, contente. Puis redevint grave. Inquiète, plus précisément.

  • Fais attention, souffla-t-elle.

Il l’embrassa. De longues minutes, ils restèrent dans les bras l’un de l’autre. Elle tremblait légèrement. Puis elle prit la tête du garçon entre ses petites mains, et murmura :

  • Dis-moi... C’est vrai que tu es communiste ?

Il hocha la tête en signe d’assentiment. Elle le regarda longuement, puis jeta d’un ton définitif :

  • Alors, moi aussi, je le suis !

Il ne pensa pas un seul instant à rire.

Ils s’en revinrent par le sentier. Elle marchait devant, et tenait sa main dans la sienne. Arrivés à la petite barrière qui donnait sur la cour de chez elle, ils s’arrêtèrent, se regardèrent... Puis elle dit :

  • Demain ?

Il lui sourit.

  • Oui. Au flamboyant, près de la rivière...

Elle hocha la tête, rentra dans la cour, lui fit un petit signe de la main et se sauva en courant, légère.

Le soleil se couchait dans une débauche de couleurs. Il revint chez lui sans se presser. Près d’une fontaine publique, deux petites filles qui tiraient de l’eau le regardèrent. Il leur sourit, et elles lui dirent bonsoir, gentiment.

Son père, assis sur la galerie, dans sa dodine, fumait son éternelle bouffarde. Lys le salua, entra dans sa chambre.

Brusquement, il eut peur pour elle. Elle n’avait pas l’âge des choses sérieuses. Il sortit de la chambre, revint à la galerie, s’assit sur une dodine, près de son père.

  • Papa...

L’avocat ôta la pipe de sa bouche, souffla un nuage de fumée, et le regarda :

  • Mon fi...
  • Que dirais-tu si j’épousais la fille de M. Zamor, tu sais, Gentiane ?
  • C’est une bonne petite. J’avais remarqué depuis longtemps que vous aviez un faible l’un pour l’autre. Je connais bien Hector et Alice. Se bon moun, ce sont de braves gens.

Il se gratta la gorge.

  • Je vois avec plaisir que tu penses en homme sérieux. La petite est un peu jeune, toutefois.

Et il ajouta en français, de son ton le plus grave, le visage fermé :

  • Y a-t-il péril en la demeure ?

Lys faillit rire. C’était bien de son père, ça, cette façon de poser les questions les plus intimes de manière, disons... respectable...

Il répondit seulement :

  • Non, papa.
  • Je préfère. Eh bien, mon garçon, lorsque la petite sera d’âge, toi et moi, nous mettrons notre plus beau costume...

Il remit la bouffarde dans sa bouche, aspira. La pipe jeta une lueur rouge dans l’ombre.

  • ... et nous irons faire la demande à cette vieille canaille d’Hector. C’est ta mère qui sera contente : Alice est sa meilleure amie,

Ils rirent tous les deux dans le soir. La bonne apporta la lampe. Une expression anglaise, fraîchement apprise, revint à Lys : everything was under control. Tout était dans l’ordre.

Il s’assombrit. L’ordre du Doc. Et d’Erilien.

quatre


Le soleil était à peine levé lorsque Lys, Frénel et Jacques se mirent en route. Une auréole de feu roux nimbait les hautes cimes des montagnes, à l’orient, et colorait de rose les quelques nuages qui s’éparpillaient dans le ciel d’un bleu profond. Les coqs emplissaient l’air de leurs claironnants cocoricos. Les oiseaux piaillaient gaiement. Des chiens aboyaient à qui mieux mieux, l’air d’échanger des injures. Haut dans le ciel, le sempiternel malfini tournoyait, harcelé par un gris-gris, un épervier. Il ne semblait pas s’en faire pour si peu.

Dans la rue, des petites filles passaient, leur plateau sur la tête, criant :

  • Pâtés, pâtés, pâtés !
  • Coconettes, min bèl coconettes, pistaches grillées !

Il faisait frais. L’air était vif et pur.

Les garçons sortirent de la ville, traversèrent l’eau sur le pont de fer que le président Estimé avait fait construire, et prirent la route qui s’enfonçait dans la campagne, laissant derrière elle la rivière. Ils retrouveraient celle-ci à Morel, à quatre heures de marche. C’était là le but de leur promenade. Près de la route, dans un coude de la rivière, il y avait un bassin calme, profond et large, bordé d’une colline couverte de verdure. Il était agréable de s’y baigner. Même aux heures les plus chaudes, il y faisait très frais. Ce serait une agréable journée.

Ils portaient tous les trois d’amples chapeaux de paille. La mode, dans les villes, était plutôt de circuler tête nue, à la yankee. Mais tout à l’heure, sur le grand chemin, il ferait chaud. Les paysans, pas fous, n’allaient d’ailleurs jamais tête nue. Les garçons avaient déboutonné leurs chemises.

Des paysannes, d’énormes paniers pleins de fruits, de légumes, de poulets attachés ensemble par les pattes, sur la tête, « descendaient » vers la ville à longues foulées souples, reins cambrés. Certaines, juchées « à femme » sur leurs bourriques ou leurs mulets chargés de victuailles, fumaient tranquillement, encourageant de temps à autre l’animal d’un « fouiii » strident. Celles-là avaient l’air relativement aisées. « Paysans moyens » songea Lys. D’autres, panier sur la tête, poussaient devant elles, à grands coups de macaque, une pauvre bourrique ou un malheureux mulet croulant sous la charge. De temps à autre, un animal s’arrêtait pour souffler quelques instants, indifférent à la grêle de coups de bâton dont on le gratifiait aussitôt.

Des petites filles de sept à huit ans, coiffées d’un panier proportionné à leur taille, marchaient à pas pressés, semblant avoir à coeur d’imiter en tous points la mère qui précédait, royale. Sous le panier tressé, elles jetaient de rapides coups d’oeil à droite, à gauche, d’un air averti de grande personne. Les paysannes, tout en marchant, échangeaient les derniers tripotages, less derniers ragots, en riant, et évoquaient à haute et intelligible voix les récents malheurs conjugaux de compère Untel.

« Bonjour, chéris » lançaient-elles souvent, en souriant, aux jeunes gens, qui répondaient poliment.

Frénel arrêta une jeune femme qui portait sur la tête un monumental panier bourré de fruits.

  • Combien vends-tu tes figues21, chérie ?

Sans effort apparent, la jeune femme souleva son panier et le déposa sur le bord de la route. Les figues étaient belles, des figues-baïonnettes, très longues. Frénel marchanda pour la forme. La jeune fille le couvait des yeux. Visiblement, ce nègre aux larges épaules lui plaisait. Elle sourit :

  • Chéri, tu es si tellement beau garçon que je n’ai pas le coeur à marchander, non...

Lys et Jacques éclatèrent de rire. Frénel, confus, paya ce qu’elle demandait. La fille souleva son lourd panier avec un han ! sonore, le mit sur sa tête, y prit un gros avocat bien mûr qu’elle tendit au garçon, dit « au revoir, la compagnie » et s’en fut. Frénel, son avocat dans une main, la grappe de figues dans l’autre, restait planté là, vivante incarnation de la perplexité. Les deux autres, écroulés de rire, se tapaient sur les cuisses.

Lys reprit avec peine son calme.

  • Eh bien, mon compère, tu as du succès, oui...
  • Un vrai cyclone, ajouta Jacques qui riait encore. Il les dévaste toutes !
  • Et le pire, c’est qu’il ne s’en rend même pas compte, ajouta Lys.

Frénel regardait encore la jeune femme qui s’éloignait à longues foulées.

  • Je ne vois pas pourquoi vous riez, dit-il, sérieux. Elle était très gentille, cette fille.
  • Et jolie, remarqua Lys. Mon compère, ta mère t’a fait avec toute ta chance.

Frénel se dérida.

  • Allez, viens, macho, dit Jacques. Faut qu’on soit là-bas avant midi, oui...

Ils repartirent. Frénel partagea les bananes qu’ils avalèrent avec appétit, puis, à l’aide de son canif, découpa l’avocat en trois quartiers égaux, en tendit un à Lys, un autre à Jacques, et jeta au loin le noyau.

  • Il est très bon, cet avocat, grogna-t-il, la bouche pleine.
  • D’où l’intérêt d’avoir de larges épaules et l’air bête, dit Lys, taquin.
  • Vilain jaloux, répondit Frénel, ironique.

Ils rirent.

Il faisait déjà plus chaud. Les trois garçons marchaient d’un bon pas. La ville était maintenant loin. Les paysannes se firent plus rares : elles devaient toutes être au marché, à l’heure qu’il était. Dans un bois, sur une colline qui bordait la route, un oiseau chantait à tue-tête. Son chant était étonnamment mélodieux. Ce devait être un artiste...

La route se fit plus étroite, plus caillouteuse. A gauche, la montagne. A droite, un ravin profond, avec des arbres d’un vert violent. Dans une heure, une heure et demie, ils seraient au « bassin ».


Lys souffla bruyamment. Ils étaient au bord du chemin. Derrière eux, la forêt montait à l’assaut de la pente abrupte. Devant eux, au contraire, miroitait la rivière, bordée d’arbres touffus qui cachaient à la vue le bassin, les quelques dizaines de mètres d’eau calme et profonde.

Il se tourna vers ses compagnons :

  • Qui y arrive le premier ?

Et il partit à toute vitesse sur la pente. Les autres suivirent, riant et criant, sautant les buissons, frôlant les arbres. Lys, devant eux, galopait à en perdre haleine sur ses longues jambes, sa chemise ouverte flottant derrière lui. Il riait.

L’un suivant l’autre, ils arrivèrent au bosquet, exécutèrent un cross échevelé à travers les arbres. Lys, bon premier, s’écroula sur l’herbe, à deux pas de l’eau d’un bleu verdâtre. Jacques s’assit à côté de lui. Frénel, dernier de la course, resta debout, enleva sa chemise, son pantalon, encore tout essoufflé.

  • Ces nègres-là courent comme des dératés, haleta-t-il.

Les branches des arbres séculaires se rejoignaient presque au-dessus de la rivière. Ça et là perçait un rayon de soleil, posé tel un pilier sur l’eau calme. L’ombre, les arbres, l’eau... Oui, le spectacle avait quelque chose d’irréel.

Les deux autres se déshabillèrent aussi. Ils restèrent en caleçon, et se mirent à bavarder à voix basse. Un moment passa.


Sur leur gauche, il y eut un petit rire gai, presque inconvenant dans cette cathédrale de verdure. Ils se retournèrent. A quelques pas, une jeune fille les regardait, les yeux rieurs. Elle était agenouillée près de l’eau, torse nu, comme font d’habitude les paysannes lorsqu’elles se baignent.
Ils lui dirent bonjour. A leur étonnement, elle ne répondit pas, rit encore, d’un très beau rire clair comme une source, se mit à l’eau et s’éloigna à la nage.

  • Curieuse négresse, s’irrita Lys. Tu la salues, et elle te rit au nez.

Jacques lui fit un clin d’oeil.

  • Attendez, on va l’avoir. Venez.

Il piqua une tête dans l’eau fraîche. Les deux autres suivirent. Leurs plongeons résonnèrent comme des coups de tambour. Ils nageaient vigoureusement, et eurent vite fait de rattrapper la jeune fille. Ils l’entourèrent. Jacques lui tira un pied, histoire de lui faire boire un peu la tasse. Puis ils se mirent à lui asperger le visage d’eau, en riant comme des petits fous. La fille, nageant sur place, essayait de les gifler, visage fermé.

  • Ces nègres de la ville, quels sans-honte, ragea-t-elle.

Ils rirent plus fort. Le jeu dura quelques minutes. Puis la fille dit :

  • Arrêtez, t’en prie, je vais me neyer, oui...

Ils crurent à une ruse et continuèrent. Puis Frénel, le premier, s’aperçut que quelque chose ne tournait pas rond. La petite semblait essoufflée, but une tasse, deux...

  • Rete, me zanmi, rete, supplia-t-elle22.
  • Arrêtez, foinc ! s’exclama Frénel.

Il se mit derrière elle, la saisit sous le menton. Elle s’accrocha convulsivement à son bras. Il se mit à nager vers la rive, tirant derrière lui la jeune fille.

Il arriva près de la rive. Là, il avait pied. Il tira à lui la petite, la prit à bras-le-corps, sortit de l’eau. Il fit quelques pas dans l’herbe, la posa doucement. Lys et Jacques se regardaient, piteux. Frénel n’était guère plus rassuré.

La jeune fille poussa un soupir presque comique, s’assit, cracha, leva la tête et regarda Frénel.

  • Merci oui, monsieur, dit-elle.
  • De rien : c’était notre faute. On a failli te noyer...
  • Pour ça oui, admit-elle. Mais vous ne saviez pas, non,
  • On ne savait pas quoi ? questionna Lys.
  • Que je nageais mal !

Et elle rit aux éclats, la tête renversée, du même rire argentin.

Elle se leva. Pas si petite que ça, remarqua Lys. Elle était même aussi grande que Jacques, et bien plantée.

Ils se regardèrent quelques instants avec curiosité. Puis elle parut gênée, et s’en alla. Frénel fit mine de la suivre. Lys lui saisit le bras.

  • Laisse-la, elle a honte...

Ils s’assirent, dans l’eau jusqu’à la taille, et se mirent à blaguer. De temps à autre, Frénel jetait vers la fille des regards furtifs. Assise à quelques pas, elle paraissait les avoir oubliés.

Au début de l’après-midi, elle s’éclipsa. Frénel soupira sans s’en rendre compte. Les deux autres n’eurent pas le coeur de se moquer.

  • Allez, on ne la verra plus, avec sa tête d’Indienne, dit Lys, faussement gai.

Frénel le regarda :

  • Indienne ?

Lys le fixa d’un drôle d’air.

  • Tu l’as regardée tout le temps, et tu n’as même pas vu qu’elle avait les cheveux droits, égaré ?
  • Un hébété sur chaise de paille, voilà ce que tu es, renchérit Jacques.

Frénel plongea dans un abîme de réflexion. Il avait tout remarqué. Tout, sauf ça...

La jeune fille reparut une demi-heure plus tard. Elle avait passé une méchante robe de coton bleu, rapiécée de haut en bas, et tenait à deux mains sa jupe, gonflée telle un panier d’on ne savait trop quoi. Elle les appela.

Ils sortirent de l’eau. Elle les laissa s’approcher, s’assit avec grâce et lâcha la jupe. Des fruits de toute sorte, des sapotilles, des goyaves, des grappes de quénèpes, des caïmites, des cachimans, deux corossoles, roulèrent sur l’herbe.

Ils s’assirent près d’elle, et tous se mirent à manger de bon appétit. La jeune fille mordait goulûment, découvrant des dents blanches de jeune chien. Frénel la regardait : c’était vrai qu’elle ressemblait à une indienne, avec ses cheveux droits, son visage ovale, ses yeux aux paupières lourdes, étirés vers les tempes, sa bouche charnue. Elle était d’une beauté étrange, inhabituelle. L’ombre, autour d’eux, donnait à leur repas un petit air de complot.

Lys voulut prendre une sapotille. Elle étendit le bras et la lui ôta doucement de la main.

  • Ça, c’est le manger de la Maîtresse de l’Eau, dit-elle en le regardant d’un curieux air.

Lys regarda Jacques, qui regarda Frénel. Ce dernier haussa imperceptiblement les épaules. L’étrange fille...

Le pique-nique improvisé continua. La fille ne mangeait que des sapotilles. D’un commun accord, les garçons les lui laissèrent.

Elle prit la dernière sapotille, mordit dedans, parut réfléchir. Puis elle tendit à Frénel le fruit, niché au creux de sa main, d’un geste lent de prêtresse. Frénel le prit. La jeune fille se leva, s’éloigna d’une vingtaine de pas, et s’assit, les pieds dans l’eau. Frénel alla s’asseoir auprès d’elle. Lys et Jacques se regardèrent. Jacques, de la main, eut un geste fataliste.

- Ce qui doit arriver arrive, dit-il.

Lys ne répondit pas. Il se leva, entra dans l’eau. Jacques le suivit et, ensemble, ils se mirent à nager silencieusement. La rivière était d’une fraîcheur de source.


Frénel regardait la jeune paysanne. Elle ne lui prêtait aucune attention, bien qu’il fût si près d’elle qu’il l’entendait respirer. Il se sentait étrangement ému, et ne savait par quel bout commencer. Frénel, beau garçon, costaud, au rire facile, que tout le monde aimait instinctivement, avait toujours eu peur des filles. Il ne s’apercevait tout simplement pas que, souvent, certaines de ses camarades de classe lui lançaient des regards plus que langoureux. L’on disait même que telle mulâtresse huppée de la haute n’allait aux matches de football que pour voir jouer ce grand gardien de but agile, aux réflexes prompts, à l’attention toujours en éveil. Le bellâtre en question, que ses copains avaient dû emmener de force se faire dépuceler, se plongeait toute la sainte journée dans ses bouquins, claquemuré dans une timidité de chat sauvage.

Il lui avait fallu tout son courage pour venir s’asseoir auprès de la jeune fille. Maintenant, il ne savait quoi dire.

Il fit un effort :

  • Comment t’appelles-tu ?

Elle ne parut pas avoir entendu. Il attendit, repris par sa timidité. Elle tourna lentement la tête vers lui, le regarda :

  • Maîtresse de l’Eau, c’est mon nom, oui, dit-elle.

Il tressaillit. Noire, elle avait pourtant les yeux verts. Frénel connaissait la vieille légende : la Maîtresse de l’Eau, fée gardienne des rivières, grande mulâtresse aux yeux d’émeraude, aux longs cheveux... L’eau jalouse avalait tous ceux qui l’approchaient... Un instant, il fut pris de la même peur superstitieuse qui le tenaillait jadis, lorsqu’enfant, dans l’ombre inquiétante du soir, il écoutait les jeunes bonnes « tirer contes », raconter les légendes.

Il lui dit doucement :

  • La Maîtresse de l’Eau nage bien mal...

Elle sourit, et fut soudain plus réelle, plus charnelle.

  • Il n’y a pas longtemps que je nage. Lorsque j’étais toute petite, une fois, je m’étais endormie, les pieds dans l’eau. Lorsque je me suis réveillée, j’avais de l’eau jusqu’au cou. Cette grande couleuvre avait commencé de m’avaler. Depuis, j’ai toujours eu peur de l’eau...

Elle parlait lentement, avec cet accent particulier des paysans du Sud, qui leur donne l’air de chanter.

  • Il y a peu de temps, j’ai eu un songe, et j’ai su que j’étais la Maîtresse de l’Eau. Le lendemain, je me suis mise à nager...


La rivière coulait, tranquille. Une brise paisible jouait dans les feuilles des grnads arbres. Ça et là, un rayon de soleil taquinait l’eau limpide. Les voix de Lys et de Jacques, qui nageaient toujours, leur parvenaient à peine, comme assourdies. L’ombre régnait autour d’eux. L’on se serait cru dans une église. Frénel se sentait comme envoûté.

  • Comment se fait-il que tu ne sois pas au marché ? demanda-t-il.

Elle fit non de la tête.

  • La première fois que je suis allée à la ville, j’ai jeté mon panier et je suis retournée dans les mornes. Ma mère m’a battue, mais je ne suis plus jamais retournée au marché. Je n’aime pas la ville, non. J’ai peur.
  • Qu’est-ce que tu fais, alors ?

De la main, elle fit un geste vague. Il la regarda. Quel âge pouvait-elle avoir ? Quinze ans, seize ans ? Elle respirait tranquillement, avec calme. Il ne sut jamais pourquoi il se mit à parler, à parler... Lorsqu’il s’arrêta, il ne se rappelait pas du tout de ce qu’il avait dit.

Elle baissa la tête.

  • Tu parles bien, soupira-t-elle, comme à bout de forces.

Il regarda l’eau.

  • Tous les nègres de la ville parlent bien, continua-t-elle. Ils parlent, ils parlent. Ils font n’importe quoi avec leur langue. Et nous, nous travaillons tous les jours que le Bon Dieu fait. Et puis, ils nous ôtent le manger de la bouche pour s’emplir le ventre. Le clairin n’est pas assez bon pour leur gosier, et nous, nous allons le derrière à l’air, la faim dans le ventre...

Elle s’arrêta, soupira profondément.


  • A Source Blanche, c’est la famine. La source est morte. A Talleyrand, les gens mangent de la terre. Les enfants sont morts, et Dieu sait si les grandes personnes se sont privées pour eux. Plus loin, derrière le morne Nalo, c’est encore pire. La faim, c’est la madame de l’habitant, la seule qui lui soit fidèle... Ici, ça va mieux, grâce au Bon Dieu et à l’Eau.

Sa voix se brisa.

  • Un jour, l’eau s’en ira... Il ne restera plus que des pierres... Les gens mourront, les arbres mourront, les chiens mourront, de soif. Les chats sauvages ne feront plus l’amour dans les fourrés... Les oiseaux s’en iront... Et la Maîtresse de l’Eau mourra, parce que sans l’eau, elle ne peut vivre...

Il ne sut jamais quand il avait commencé à lui caresser les cheveux. Maintenant, la tête de la jeune fille était au creux de son épaule, et elle pleurait sans bruit.

  • C’est toi-même que je veux, lui dit-il.

Elle s’essuya les yeux sur l’épaule du garçon.

  • Je serai pour toi tous les jours que le Bon Dieu me donnera. Et même quand tu ne voudras plus de moi... Je songerai à toi chaque fois que je viendrai icitte, et quand je serai ailleurs, ce sera la même chose, nèg an mwen23...

Il la rassura.

  • Je voudrai toujours de toi.
  • Si Dieu veut, dit-elle.
  • Si Dieu veut, oui...

Une langueur très douce les envahissait. Les oiseaux riaient et leur souhaitaient bonne chance. Le vent chuchotait son accord. Les arbres les regardaient paternellement. L’eau elle-même, si jalouse d’habitude, était complice.

Elle demanda :

  • Qu’est-ce que tu seras plus tard ? Propriétaire des terres de ton père, ou tonton-macoute, comme ils disent ?
  • Ni l’un, ni l’autre, assura-t-il.
  • Tu as de si tellement larges épaules... Sais-tu manier la machette ?

Il rit.

  • Je pourrais te couper l’oreille sans te faire mal.

Elle hocha la tête.

  • Alors, tu peux travailler. Un nègre qui sait manier la machette se débrouille toujours. D’habitude, les nègres des villes sont comme les blancs : ils ne savent pas travailler. Toi, tu n’es pas un blanc. C’est rare.

Il demanda :

  • Un nègre pauvre, à la ville, c’est aussi un blanc ?

Elle réfléchit.

  • Non... Un nègre pauvre, ce n’est pas un blanc, non. Les nègres pauvres, même à la ville, ils savent travailler, oui...

Ils s’enlacèrent et ne dirent plus un mot. Les minutes passèrent...

Ils tressaillirent. Jacques et Lys étaient près d’eux.

  • Il faut que nous nous en allions, dit Lys. Nous avons juste le temps d’arriver à la ville avant la nuit.

Frénel regarda son amie. Elle fit oui de la tête. Il avait une petite chaîne d’or, avec une croix, autour du cou : elle datait de son baptême. Il la détacha, la passa au cou de la jeune fille, la lui attacha. Eblouie, elle le regardait d’un air stupéfait. Ils se levèrent, et elle lui prit la main, Ils se regardèrent dans les yeux, longuement.

  • Je suis ici tous les jours que le Bon Dieu fait, dit-elle. Te verrai-je encore, nèg an mwen ?
  • Oui, répondit-il.

Comment aurait-il été possible qu’il ne la revoie pas ? Les trois garçons dirent au revoir, et s’en allèrent. La jeune fille suivit Frénel des yeux.

Lorsqu’ils furent sur le grand chemin, Jacques parla.
  • Un macho, un séducteur, voici ce que tu es ! Deux en un seul jour, rien que ça !
  • Tu ne comprends rien, répliqua Frénel.
  • Je comprends tout. Et Lys est de la même espèce. Deux machos, vous êtes.

Lys sourit, calme.

  • Lorsqu’on s’aime, cela se décide en un clin d’oeil. Tu le sauras un jour, Jacques...
  • Mais comment peut-il l’aimer ? riposta Jacques. Encore toi, avec ta Genti, ça se comprend : vous êtes gens du même monde. Mais la fille aux yeux verts, elle ne sait pas lire, elle ne connaît que ses montagnes et sa rivière. Comment peux-tu l’aimer, Frénel ?
  • Tu fermes ta boîte ou je te la ferme, jeta Frénel d’un ton cassant.
  • Ça suffit, intervint Lys. Pas entre frères. Jacqui, pour l’amour, c’est le coeur qui parle... Et il parle diablement fort !

Jacques alluma une cigarette. Après tout, qu’est-ce qu’il en savait ? Il n’avait jamais vraiment aimé une fille, et ne se croyait aimé de personne. A tort, peut-être...


Ils marchaient vers la ville. Maintenant, les paysannes s’en revenaient du marché. Elles avaient l’air fourbues. De grosses auréoles de sueur marquaient leurs robes, sous les aisselles et au creux des reins. Mais elles marchaient toujours du même pas souple, leur panier vide sur la tête. De temps à autre, une plaisanterie fusait, et elles riaient. Le soleil, à grandes enjambées, regagnait son lit de montagnes.

Ils étaient maintenant tout près du pont. Lys dit brusquement :

  • Vous ne connaissez pas la nouvelle ?

Jacques, fatigué, ne répondit rien, attentif cependant. Frénel sortit péniblement de ses rêves et demanda, calme :

  • Quelle nouvelle, Lys ?
  • Erilien, le capitaine et l’agronome vont exproprier les habitants de Montagnac.

Jacques émit un sifflement strident. Frénel s’arrêta net, stupéfait.

  • Raconte...

Lys leur expliqua toute l’affaire. Quand il eut fini, ils étaient sur le pont, et le soir tombait. Frénel jura grossièrement.

  • Les chiens ! Ça va encore faire des morts !

Jacques articula posément :

  • Dans ce cas, autant les tuer tout de suite...

Frénel demanda à voix basse :

  • Tuer qui, Jacqui ?

La voix de Jacques devint encore plus calme, détachée, presqu’irréelle.

  • Erilien, le capitaine, et l’agronome si on le trouve. Nous ne pouvons pas laisser se faire cette saloperie.
  • Es-tu fou ? demanda Lys.

Jacques était d’un calme inquiétant.

  • Non, je ne suis pas fou. Il faut tous les tuer, et en commençant par Erilien. C’est le plus dur des trois. Le seul moyen...

Ils étaient maintenant en bas la ville, dams les faubourgs populaires.

  • Tais-toi, dit Lys sans élever la voix.

Ils se turent. Lys ajouta :

  • On en discutera demain, à fond. Moi, je vais où vous savez.
  • Okay, dirent les deux autres, à l’américaine.

Lys rebroussa chemin, tourna dans le sentier, à droite, pressa le pas. Pourvu qu’elle ne soit pas déjà partie... il courait, maintenant.

Il se laissa tomber sur l’herbe, près de Gentiane.

  • J’allais partir, dit celle-ci.

Elle avait l’air contrariée. Il la caressa sans réussir à la dérider.

  • Où étais-tu, monsieur ?
  • A Morel, répondit Lys. Avec Frénel et Jacques.
  • Eh bien moi, je m’en vais ! jeta-t-elle d’un ton brusque.

Et elle se leva. D’un bond, Lys fut derrière elle, la saisit par la taille, la souleva. Elle lui donna un coup de talon.

  • Lâche-moi, bossale24 !

Il rit, et la tint encore plus serré. Elle le frappa à nouveau deux ou trois fois, lui tira les oreilles, puis se calma d’un coup :

  • Tu me fais mal...

Il la posa doucement par terre. Elle se retourna vivement et lui assena une maîtresse gifle. Devant les yeux du garçon, des chandelles dansèrent. Il la regarda, stupéfait.

  • Je n’aime pas qu’on me force. Si je veux partir, tu dois me laisser m’en aller !

Et elle s’éloigna.

Lys se tâta la joue. Genti était d’une belle force. Il s’assit sous le flamboyant, prit une cigarette, chercha dans ses poches : il n’avait plus d’allumettes. Il froissa la Splendid entre ses doigts, la jeta à l’eau et se trouva idiot.

Longtemps, il resta assis. Gentiane avait raison : il ne fallait pas la forcer. Elle avait du caractère. Il pensa à autre chose. Fallait-il « tous les tuer », comme le voulait Jacques ? Il entendit de nouveau la voix de son ami, détachée, lointaine, comme sans corps...

Il rentra chez lui très en retard.
cinq



Il devait bien être dix heures lorsque Gentiane et Mériane prirent congé de marraine Louise. Le soleil était déjà haut dans le ciel, la lumière aveuglante. Il faisait chaud.

Elles prirent le chemin de la ville. Marraine Louise, une petite femme boulotte au visage rond, couleur pain brûlé, qui ne paraissait pas sa quarantaine, les suivit des yeux, accoudée à la barrière. Ce que sa filleule était devenue grande... Et quelle belle fille, aussi ! Il n’y avait que les cheveux qui n’allaient pas. Marraine Louise – et c’est un préjugé fort répandu chez nous – n’aimait pas les cheveux crépus. Mais pour rien au monde, elle ne l’aurait dit à sa Genti...

Les jeunes filles bavardaient. Gentiane taquinait son amie sur ses nombreux amoureux, ou supposés tels. Mériane riait aux éclats.

Elles passèrent sous un immense mapou, un arbre géant qui bordait la route. L’ombre leur fit du bien. Puis Mériane dit, rieuse :

  • Hum... J’en connais qui ont dix fois plus de succès que moi, mais qui ne racontent jamais rien, non...
  • Qui ça, Mériane ?
  • Une personne qui n’est pas très loin en ce moment.

Gentiane sourit :

  • Tu crois ?

Mériane se fit sérieuse :

  • Tu peux avoir tous ceux que tu veux, Genti. Tous : le fils du préfet, celui du magistrat communal, l’un ou l’autre des jumeaux du juge. Mais tout le monde sait que tu n’en veux qu’un...
  • C’est vrai, dit Gentiane.
  • Tout le monde sait !
  • ... Et je me suis fâchée avec.

Il y eut un silence. Puis Mériane dit calmement :

  • Tu peux te fâcher avec monsieur Lys autant de fois que tu voudras, Genti. Il reviendra toujours. Il est pris comme un ortolan dans un perlin25, oui.

Gentiane réfléchissait. Lys... Le connaissait-elle, au fond ? Savait-elle ce qu’il pensait ? Ce qu’il voulait d’elle ? C’était leur première querelle. Lorsqu’elle l’avait giflé, il l’avait regardée d’un air surpris, sans animosité apparente. La colère, la rancune, viendraient plus tard... Genti aurait préféré qu’il la frappe tout de suite : elle aurait su à quoi s’en tenir.

Il fallait attendre... Gentiane n’aimait pas attendre.

Mériane, tout d’un coup, se mit à courir. Devant elles, à une cinquantaine de mètres, un homme causait avec une commère plutôt rondouillarde. Il était vêtu de gros bleu délavé, diacoute en bandoulière. Mériane l’atteignit, s’accrocha à son bras en riant. Il se retourna : c’était Louidor, son père, le plus pauvre et le plus travailleur des deux moitiés d’Hector. Un nègre sérieux, pour sûr...

Gentiane s’approcha. Louidor paraissait une quarantaine d’années, le visage marqué de profondes rides, l’air grave. Il avait d’énormes mains musclées, dont l’une était maintenant posée sur l’épaule de sa fille.

Genti le salua.

  • Bonjour, Louidor, et le vieux corps ? Bonjour, madame, ajouta-t-elle.
  • Pas trop mal, non, mademoiselle Genti, répondit Louidor. Pas trop mal...

La femme dit bonjour et, par discrétion, s’éloigna.. Louidor se tourna vers sa fille.

  • Tu es sérieuse ? Tu fais ton travail ?

La petite se tint coite, intimidée. Son père lui en imposait toujours. Et puis il y avait cette immense main, lourde, chaude et dure, sur son épaule... Gentiane intervint :

  • Mériane est très sérieuse, Louidor. Elle fait ce qu’on lui dit. Et elle sait maintenant lire, oui....

Elle n’ajouta pas que la jeune fille s’était sauvée, un jour, à cause d’une réprimande, atteinte dans sa fierté par quelques mots trop vifs. Louidor ne plaisantait pas : Mériane aurait immédiatement eu droit à une mémorable raclée.

Le paysan regarda sa fille sans sourire.

  • C’est bien. Continue comme ça, ma fi...
  • Et maman, papa ? demanda la jeune fille. Et mes petits frères ?

Un instant, Louidor se troubla.

  • Ils sont bien, oui, grâce à Dieu, dit-il.
  • Ont-ils à manger, papa ?

La voix de Mériane était à peine audible. Louidor se troubla de nouveau, puis dit, sévère :
  • Ça, c’est moi que ça regarde, Mériane.

Ils se mirent à marcher. Louidor demanda des nouvelles de « son compère monsieur Hector ». Gentiane répondit brièvement. Elle regardait Mériane, qui la regardait.

Au pont, Louidor et la grosse femme les quittèrent. Gentiane prit Mériane par le bras. Elles traversèrent la rivière, s’arrêtèrent sous un arbre, se regardèrent.

  • Ce n’est pas vrai, ce qu’il a dit, Mériane ?

La petite baissa la tête et fit signe que non. Puis elle regarda Gentiane. Des larmes coulaient sur ses joues satinées. Elle renifla.

  • Papa n’a pas mangé depuis au moins trois jours. Ça se lit dans ses yeux, oui. Je sais comment ils sont lorsqu’il a faim. Ils ne sont pas bien du tout, non...

Elle pleurait toujours.

  • Papa a dû descendre en ville pour prendre un coup de poignard26. Avec quoi il va payer, mon Dieu...

Gentiane l’enlaça.

  • Il ira chez mon père, chérie. Papa lui prêtera sans intérêt : il l’aime bien. Ne pleure pas...

Un bourgeois qui passait sur la route, au volant d’une grosse Chevrolet noire, se dit que la fille de ce vieux bambocheur d’Hector avait de bien mauvaises fréquentations. Embrasser une petite paysanne, rouch, quelle horreur !


Le repas se déroula dans le calme. Mériane servait, visage lisse, yeux baissés. Gentiane l’observait. A quoi pensait-elle ? Hector, qui se remettait d’une monumentale saoûlographie, ne disait mot. Les jumeaux se lançaient, sous la table, des coups de pied, sans trop insister. La mère, satisfaite, trônait. Gentiane la regarda.

  • Elle est plus belle que moi, pensa-t-elle.


Alice était partie pour l’église, laissant Mériane à la boutique, qui occupait le devant de la maison. Hector était assis au salon, derrière l’épicerie, et écoutait la radio. Gentiane alla le rejoindre. Aussitôt, il éteignit le poste. La voix nasillarde de Papa Doc, dont la Voix de la Révolution Duvaliériste retransmettait un discours, se tut. Hector aimait causer avec sa fille, car celle-ci ne lui faisait jamais de reproches.

Genti lui raconta les ennuis de Louidor. Il sourit, l’air malin.

  • Je sais. Il est venu tout à l’heure me demander vingt gourdes, que je lui ai prêtées. C’est un nègre sérieux, il me les rendra.

Gentiane rit, satisfaite : Louidor ne se ferait pas « poignarder ». Puis elle entama l’exécution de son petit plan.

  • Tu peux faire mieux pour lui, dit-elle.
  • Que puis-je faire d’autre, ma petite fille ? demanda Hector, l’air étonné.
  • Il te doit des fermages...
  • Ça, foutre oui ! Et il me les paiera, c’est un nègre de parole.
  • Oui, mais sa femme et ses enfants ont faim. Tu pourrais – elle hésita un peu – le dispenser de les payer. Pour cette fois.

Hector regarda Gentiane avec des yeux ronds, la bouche ouverte. Puis il se leva et explosa.

Tout y passa : les filles sans-aveu qui dérespectaient leur père, les Bon Dieu de communisses qui foutaient des idées idiotes dans la tête de tout un chacun, le commerce qui marchait mal à cause de ces sans-maman de macoutes, le manger qui était de plus en plus mauvais à la maison, le pays qui allait à la catastrophe, cette Mériane qui restait tout le temps assise sur son cul, et qu’il ne supportait que parce qu’elle était sa filleule, les cigarettes dont le prix augmentait chaque jour, le clairin qui ressemblait maintenant à de la pisse... Il tonnait. Sa grosse voix faisait trembler les cloisons et les vitres. Cela dura un bon quart d’heure. Puis il dut s’arrêter pour reprendre souffle. C’était ce que Gentiane attendait.

  • Tu vas te fatiguer, mon papa à moi, plaça-t-elle.

La petite voix douce le vida instantanément de sa colère. Il s’assit, renfrogné et vaguement honteux.

Gentiane vint à lui, s’assit sur ses genoux, prit un mouchoir dans sa poche et lui essuya doucement le visage. Il se laissait faire. Ce bravache, tout à coup, se demandait pourquoi il allait chercher au dehors l’affection dont regorgeait sa maison. Bien qu’il n’eût pour un empire accepté de le reconnaître, il n’était pas loin du bonheur. Gentiane lui passa les bras autour du cou.

  • Laisse Louidor tranquille, cette fois-ci, lui chuchota-t-elle au tuyau de l’oreille.

Il sursauta. Toute son éducation, tout son passé s’insurgeaient contre cela. Propriétaire foncier il était, propriétaire foncier il resterait. Grâce à ses fermages. Mais que faire contre cette petite voix qui le privait de sa force ? Il la regarda : les macoutes disaient bien que tous les jeunes étaient des communisses... Alors, pourquoi pas sa fille ?

Il la questionna :

  • Tu es... communisse ?

Elle rit :

  • Je suis comme mon papa m’a faite !

Il soupira, rassuré. C’était une timoun, une gosse, rien qu’une gosse. Elle ne supportait pas la misère des autres, voilà tout.

  • D’accord, dit-il. Mais seulement pour cette fois.

D’une main légère, elle lui caressa le visage. Ils restèrent plus d’une heure à causer. Hector avait rallumé la radio. Papa Doc, plus que jamais nasillant, fulminait contre les réactionnaires et les apatrides de tous bords.


Gentiane se sauvait par la cour, pour aller retrouver Lys, au cas où celui-ci viendrait au flamboyant. Mériane lui barra le passage. Elle lui sauta au cou et voulut lui embrasser la main. Gentiane la retira prestement.

  • Non, chérie. Si tu veux m’embrasser, embrasse-moi « des deux bords », comme une soeur.

Mériane lui appliqua deux baisers mouillés sur les joues. Elle était toute contente. Genti l’était moins. Louidor et sa famille mangeraient quelque temps. Mais après ?

Elle arriva au flamboyant vers les cinq heures. Personne. Elle attendit. Elle avait tant de choses à lui dire...

Personne ne vint. La demie de six heures sonna. Gentiane regarda autour d’elle. La rivière, les buissons, les oiseaux, tout semblait si triste...

Elle se coucha sous l’arbre et sanglota longtemps, en tremblant des pieds à la tête. Il ne viendrait pas. Il ne l’aimait plus...


Lys était pourtant à deux pas d’elle, sur l’autre rive, caché par un bosquet, et flanqué de Frénel et de Jacques. Depuis deux heures de l’après-midi, ils discutaient ferme, à voix basse. Jacques, toujours aussi calme, s’en tenait à son avis.

  • Il faut les tuer tous les trois. Pas le temps d’appeler le Parti à l’aide. Je le sais : ils vont tout régler cette semaine.

Le premier, Frénel céda.
  • D’accord. Mais on n’a pas les moyens de les tuer tous les trois ensemble. Il faut en choisir un, celui dont la mort fera tout échouer.
  • C’est Erilien, dit Lys. C’est le seul des trois qui ait vraiment quelque chose dans la tête... et ailleurs. C’est lui le chef. Il faut donc liquider Erilien.

Les deux autres acquiescèrent. L’accord de principe réalisé, ils se mirent à régler les détails de leur complot. Lorsqu’ils eurent fini, la nuit était tombée depuis longtemps. Lys avait envie de voir Genti, mais il était manifestement trop tard. Si elle était venue, elle était certainement repartie. Ils s’en revinrent à la ville séparément. Dans la rue de chez Lys, des enfants rentraient à la maison, houspillés par une maman fort énervée...

six



Erilien avait un pied sur le marchepied de la jeep. L’arpenteur, assis au volant, lunettes noires sur les yeux, casque colonial en tête, levait vers lui un visage préoccupé. Derrière, ses deux aides, assis face à face, attendaient. L’un d’eux tourna la tête et cracha dans la poussière.

  • Même avec un camion plein de macoutes, ça n’irait pas, dit l’arpenteur.
  • Non, rétorqua Erilien. C’est sans macoutes que ça ira le mieux.

Ce mulâtre maigre, aux avant-bras musculeux, avait le don de l’énerver.

  • Tu t’amènes comme ça, tranquillement, l’air de rien. Ces nègres sales n’y comprendront goutte. Le temps que l’un aille avertir l’autre, qu’ils se rassemblent, qu’ils comprennent, et tu auras fini. Au moins pour aujourd’hui.

L’homme le regarda pensivement.

  • Alors, viens aussi, risqua-t-il. Il reste une place. Avec ton gros revolver, tu les intimideras...
  • Non, trancha Erilien. On me connaît trop par là. Ils sauraient tout de suite de quoi il retourne.

Il se pencha à l’oreille du mulâtre.

  • Tout n’est pas réglé avec Port-au-Prince. Il faut y aller doucement. Pour maintenant.

L’autre hocha la tête, puis haussa les épaules. Après tout, les coups durs, il avait l’habitude. Il s’en était toujours sorti, même la fois où les habitants l’avaient enterré vivant. Alors, pourquoi pas cette fois-ci ?

Il tourna la clé. Le moteur vrombit. La jeep démarra et disparut dans un nuage de poussière.

Erilien rentra dans la maison, prit son revolver, ressortit. Il se dirigea vers la caserne. Ce matin, les macoutes s’entraînaient.


Il revint vers les deux heures de l’après-midi, flanqué de Pierre et de Joss. Ils mangèrent, puis Erilien renvoya la cuisinière chez elle : elle avait une bonne demi-douzaine de gosses, dont trois du macoute. Celui-ci ne donnait jamais rien. La femme se débrouillait, Dieu sait comment, et se gardait bien de se plaindre. Erilien n’avait pas l’ombre d’un remords : tous les hommes faisaient pareil.

Les trois macoutes s’assirent sur la galerie, côté cour, à une petite table. Erilien amena un jeu de cartes, trois dame-jeannes de clairin, et un bol de citrons verts. L’après-midi s’annonçait bien. Il regarda le ciel : le malfini planait, presqu’immobile. Il eut envie de tirer sur ce voleur de poules, se retint : il fallait bien que tout le monde vive ! Ils se mirent à jouer au bésigue, buvant force rasades de clairin au citron.

L’après-midi s’éternisait. Pierre et Erilien semblaient tous deux mûrs. Joss, qui buvait moins, les regardait d’un air moqueur. La partie continuait.

Erilien pointa l’index vers Joss :

  • Ton 250, tu peux te le mettre dans la cul, grogna-t-il.
  • Quel 250, chef ? demanda l’interpellé de son air le plus innocent.
  • Celui que tu as dans ta main, nègre sot !

Joss lui jeta un coup d’oeil rapide. Diable ! Le gros n’était pas aussi saoûl qu’il le paraissait...


Il y eut un crissement de freins devant la porte, et l’arpenteur parut, casque sur la tête, mais sans lunettes, l’air énervé. Il se frictionnait le dos. Erilien leva la tête.

  • Tu as arpenté ? demanda-t-il d’une voix pâteuse.
  • Non, foutre ! hurla l’homme.

Erilien baissa les yeux, les releva :

  • Comme ça, tu n’as pas arpenté ? demanda-t-il d’un ton inquiétant.

L’arpenteur reprit son calme avec effort.

  • J’avais pris le chef de section à Matelas. Un peu plus tard, nous sommes arrivés. Je suis descendu de la jeep avec les autres. Nous avons marché. A un coude du sentier, une douzaine de nègres nous attendaient.

Il tira un mouchoir, souleva le casque, s’essuya le front et le visage, remit son couvre-chef...

  • Tout de suite, j’ai flairé le coup dur. J’ai l’habitude. Deux secondes après, les pierres commençaient à voler. Le chef de section est tombé. Nous nous sommes sauvés. Je ramène un homme, l’autre est quelque part dans les bois. Il reviendra à pied.

Il regarda Erilien d’un drôle d’air :

  • Je te l’avais bien dit...

Erilien n’était pas d’humeur à saisir les nuances. Il se leva pesamment.

  • Comme ça, tu n’as pas arpenté ?
  • Non, foutre ! s’exclama l’autre.

Le gros macoute explosa.

  • Je vais foutre te crucifier, icitte ! tonna-t-il.

L’arpenteur le regarda avec des yeux ronds. Erilien était-il fou ? Le macoute tira son revolver d’un geste maladroit.

  • Marche devant ! gueula-t-il. Dans la cour !

L’arpenteur descendit les marches de la galerie, fit quelques pas dans la cour, Erilien, Joss et Pierre sur les talons. Au fond, près de la clôture, il y avait un pigeonnier, perché sur un gros poteau mal équarri. A hauteur d’homme, une planche horizontale était clouée. Elle servait de perchoir aux pigeons.

Erilien et Pierre lièrent les bras de l’arpenteur à cette planche. Joss les regardait faire, n’en croyant pas ses yeux.

Erilien prit le casque colonial, le jeta.

  • Jésus-Christ n’avait pas de chapeau, grogna-t-il.

Il recula de quelques pas, leva le revolver. De grosses gouttes de sueur coulaient sur le visage du mulâtre.

  • Je vais te fusiller icitte, saloperie de nègre sale ! hurla-t-il.

Joss s’interposa, très calme.

  • Chef, commença-t-il.
  • Quoi, nègre sot ? grogna le gros macoute.
  • Un arpenteur avec du plomb dans le cul, ça n’arpente pas, non...

Erilien hésita, puis baissa le revolver. C’était effectivement le seul arpenteur valable de la ville. Il prit un air malin.

  • En effet, compère, en effet...

Puis, d’un ton juste un peu trop détaché :

  • Avons-nous de la gasoline27, icitte ?
  • Oui, chef, s’empressa Pierre, un plein gallon.
  • Pour quoi faire, la gasoline, chef ? demanda Joss.

Erilien eut l’air encore plus malin.

  • Pour ses pieds, mon garçon, pour ses pieds. Un nègre qui a tant couru, il lui faut un bain de pieds...

L’arpenteur, tout brave qu’il était, trembla. Joss eut l’air de réfléchir un moment, regarda Erilien.

  • Chef...
  • Hein ?
  • La gasoline, ça brûle !
  • Justement, rigola Pierre.
  • Un arpenteur avec les pieds brûlés, ça n’arpente plus du tout, non, termina Joss.

Erilien se tut, saisi. Puis il pointa l’index vers Joss, l’air de découvrir quelque chose.

  • Toi, tu es intelligent, mon fi, oui. Tu iras loin ! Un in-tel-lec-tuel, tu es. Ce n’est pas comme ce gros sac de Pierre.
  • Nègres dérespectants, grogna le gos sac.

L’arpenteur et Joss soufflèrent. C’était gagné. Le mulâtre fit un clin d’oeil au jeune macoute, dit « merci » à voix basse. Joss lui sourit. Les trois macoutes revinrent sur la galerie. Erilien et Pierre se remirent à se saoûler consciencieusement. Joss buvait peu, et ressassait dans sa tête des choses pas très gaies. Pourquoi, bon Dieu, un nègre devait-il, pour vivre, se commettre avec des ivrognes, des tortionnaires et des tueurs ? Joss n’aimait ni boire, ni tuer, ni battre les gens. En fait, il n’aimait que sa jeune femme, enceinte de nouveau depuis quelques semaines, et ses deux gosses. Qui le lui rendaient bien. Il soupira. Pourquoi, foinc, pourquoi ?


Vers les six heures, le capitaine arriva. Il tapa sur l’épaule d’Erilien, écroulé sur la table, puis se recula.

  • Tonnerre foutre ! s’écria-t-il, ce nègre pue l’alcool pire qu’une distillerie !

Il regarda Pierre. Celui-là ne valait guère mieux.

  • Si fait, mon capitaine, si fait, dit Joss.

Ce nègre tient bien l’alcool, se dit le capitaine. Il demanda :

  • Qu’est-ce que vous foutiez, icitte ?

Du menton, Joss indiqua la cour. Le capitaine siffla, l’air stupéfait, puis descendit rapidement les marches.

  • Piersaint, mon cher, qu’est-ce que tu fous là ? s’exclama-t-il en s’approchant du crucifié.

L’arpenteur eut un sourire en coin.

  • Erilien a trouvé que je ressemblais à Jésus-Christ. Les pigeons m’ont baptisé la tête, oui...

Le capitaine rit, le détacha. Ils s’en revinrent sur la galerie. Erilien et Pierre, fin saoûls, ronflaient. L’officier s’adressa à Joss :

  • Ces nègres m’ont l’air complètement rectifiés. Ils en ont pour jusqu’à demain matin, au moins.

Joss, de la tête, fit signe que non. Il n’avait pas compris le mot « rectifiés », mais voyait ce que le capitaine voulait dire.

  • Pour Pierre, peut-être bien, dit-il. Mais le chef, d’ici une heure, deux heures, il va se réveiller, oui. Il ira pisser un bon coup...
  • Et sera prêt à recommencer, acheva Piersaint en s’essuyant les cheveux souillés de fiente de pigeon.
  • C’est ça même, oui, conclut Joss.

Le capitaine rit, puis prit Piersaint par le bras. Ils passèrent dans le couloir. Un instant après, Joss entendit vrombir le moteur de la jeep.


La nuit tombait dans une débauche de couleurs. Le jeune macoute alluma un gros cigare à cinq cobs28, et s’en revint tranquillement chez lui. Auprès de sa madame, il oublierait toutes ces saloperies... Pour quelques heures.

Erilien se réveilla, la gueule pâteuse. Quelqu’un dormait encore, écroulé dans sa chaise, tête renversée, bras ballants, bouche ouverte : Pierre. Joss n’était plus là : il avait dû rejoindre sa femme, une petite imbécile qui ne savait que le regarder d’un air extasié, et lui faire un gosse tous les ans. Quels hébétés !

Il se leva pesamment, alla au fond de la cour, pissa consciencieusement dans le noir, revint, passa dans sa chambre. Il craqua une allumette, alluma la lampe, et regarda le gros réveil au tic-tac bruyant : neuf heures et demie.

Il se lava soigneusement la bouche, alla au fond de la cour prendre une douche. Il irait passer la nuit chez madame veuve Momplaisir, comme on disait si cérémonieusement. Une veuve qui lui voulait du bien, pour ça oui... Il rit. Tout le monde était au courant, et ce n’était pas pour lui déplaire. La veuve Momplaisir appartenait à la haute société, au petit monde fermé qu’Erilien, gosse, regardait, ébahi, parader sur la place, dans le square municipal. Non, cela ne lui déplaisait pas du tout que cette dame ait des bontés pour lui, et qu’on le sût. Qui aurait jamais dit qu’il monterait aussi haut lorsque, gamin des rues, il se bagarrait toute la journée avec les autres timoun des quartiers pauvres, sans même une paire de méchants souliers pour aller à l’école ? Plus les gens en savaient sur ses amours avec la veuve, mieux il se sentait. Mais tonnerre foutre, pensa-t-il en s’esclaffant, qu’est-ce qu’elle plumait29 mal !

Il s’essuya, passa dans sa chambre, et mit un pantalon et une chemise propres. La veuve lui remplissait les oreilles des qualités de son fils unique, un morveux de dix-huit ans, paresseux comme pas un, dont elle disait monts et merveilles. Il faudrait bien qu’il fasse quelque chose, à condition que le petit salaud, par ailleurs têtu comme une mule, accepte d’entrer dans la milice. Lorsqu’il aurait commis quelques exactions, Erilien pourrait le proposer, comme « duvaliériste modèle », pour un poste dans l’administration. Mais il faudrait que ce petit aristocrate foute auparavant ses mains dans la merde, comme tout le monde, ça oui !

Erilien alluma une cigarette et sortit. Il ne verrouilla pas la porte : qui aurait osé venir voler chez lui ?

Il marchait d’un bon pas, dans l’ombre épaisse et noire. L’argent destiné à terminer la centrale électrique était depuis longtemps à l’abri dans les poches de ce bambocheur de préfet, et de quelques autres. Dont lui, Erilien. Il rit, puis redevint sérieux : l’électricité, c’était quand même mieux, pour assurer l’Ordre. Dans le noir, n’importe qui pouvait tuer, violer ou voler. Les voleurs, exaspérés par la misère, étaient légion. De temps à autre, il se commettait un meurtre « incontrôlé », c’est-à-dire dont la milice rejetait hautement la paternité. Quant aux viols, les victimes n’osaient pas se plaindre : les miliciens étaient les premiers à forcer qui leur plaisait. Erilien haussa les épaules : tout ça ne choquait personne.

Le vent venait des montagnes. Dans la nuit, des tambours grondaient. Erilien crut reconnaître la voix grave d’un asotò30. Il pressa le pas. Le bruit des tambours lui causait toujours un vague malaise, depuis qu’à Port-au-Prince, il avait vu un film dans lequel les Indiens dansaient toute la nuit au son des tam-tams, puis, au petit jour, massacraient toute une ville. Si jamais il prenait fantaisie aux habitants des mornes de les imiter...

Il était maintenant presque devant la porte de sa maîtresse. Il trébucha maladroitement sur un caillou. Bien lui en prit, car le coup de bâton ne le toucha qu’à l’épaule. Il se retourna. Boum ! Celui-là, il l’avait pris en pleine tête. Il vacilla, sentit que quelqu’un lui arrachait son revolver, hurla...
La veuve, au bruit, était sortie sur sa véranda, une lampe à la main. Erilien bouscula une ombre, courut. Il sauta sur la galerie. Lys se releva, étendit le bras en direction de l’homme qui s’enfuyait. Il y eut un éclair, une détonation. La femme poussa un cri aigu, lâcha la lampe qui se brisa. Une haute flamme jaillit sur la mosaïque. Erilien poussa sa maîtresse à l’intérieur. Deux de ses agresseurs fonçaient. Il les reconnut. Le troisième accourait, hors toutefois du cercle de lumière. Le macoute poussa la porte, traversa en courant l’office.

Lys et Jacques, dans la foulée, entrèrent dans la pièce. La veuve Momplaisir, campée toute droite, tremblait violemment. Son fils s’interposa. Lys le mit K.O. d’un coup de crosse.

  • Par là ! cria Jacques.

Ils traversèrent en coup de vent l’office, déboulèrent dans la cour. La bonne, sur le seuil de sa chambre, les regardait, bouche bée. A quelques mètres, Erilien sautait l’entourage, la clôture. Lys l’ajusta. Jacques regardait la cible, tendu.

Le coup de feu fit un bruit assourdissant. Là-bas, l’ombre vacilla, mais reprit sa course et disparut dans le noir. La petite bonne hurla, referma sa porte.

  • Touché ! s’exclama Lys.
  • Mais on ne le retrouvera pas, dit Jacques. Foutu ! N’était-ce le petit salaud, on l’avait !
  • Filons, jeta Lys.

Ils revinrent dans le salon. La veuve tremblait toujours, convulsivement, en regardant son fils, étalé de tout son long sur le parquet verni. Ils sortirent. Le pétrole brûlait toujours, dans une lueur jaunâtre, sur la galerie.

  • Vous l’avez eu ? demanda Frénel, son couteau à la main.
  • Non, on l’a raté, répondit Jacques.
  • Mais blessé, ajouta Lys.

Ils coururent pendant quelques centaines de mètres. Puis Lys s’arrêta.

  • Filez là où nous avions dit. Ne rentrez pas chez vous. Il nous a probablement reconnus, Jacques et moi. Rendez-vous dans un mois, à l’endroit d’hier. Cachez-vous bien.

Les deux autres acquiescèrent, partirent en courant. Lys regarda le gros .38. C’était plus difficile que l’on croyait, de viser avec un revolver. Et ça vous foutait un drôle de choc dans le poignet, lorsque le coup partait. Il fallait le cacher.

Il regarda autour de lui : personne. Les fusillades nocturnes étaient monnaie courante, avec tous ces macoutes bambocheurs qui tiraient, ou se tiraient dessus, pour un rien. Les deux détonations, les cris, n’avaient ameuté personne...

Les tambours roulaient toujours, sinistres. Leur bruit s’enflait, puis décroissait, par vagues...


Lys arriva chez Gentiane. Il pénétra silencieusement dans la cour, monta sur la véranda. La porte-fenêtre de Genti était fermée. Il toqua à une persienne, souffla :

  • Genti...
  • Qui est là ? murmura une voix mouillée.

Le coeur du garçon battit.

  • Genti, c’est Lys...

Il l’entendit se lever. Elle s’approcha. Il l’entendit soupirer, à travers les persiennes de bois.

  • Lys... Attends...

Elle ouvrit sans bruit. Il entra. Elle s’accrocha à son cou, se serra contre lui. Puis elle sentit la bosse dure du revolver et se figea. Il se dégagea, leva l’arme :

  • Peux-tu me le cacher, Genti ?

Elle le regardait sans comprendre, encore ensommeillée. Il lui mit le .38 encore chaud dans la main.

  • Cache-le moi, Genti...

Elle prit le pistolet. Il l’entendit ouvrir quelque chose, le refermer. Elle revint auprès de lui. Il fit mine de partir : elle le retint.

  • C’est toi qui tirais, tout à l’heure ?
  • Oui, souffla-t-il.
  • Qui ?
  • Erilien...

Elle respira plus vite. Il essaya de se dégager. Elle se serra contre lui de toutes ses forces.

  • Je ne veux pas que tu partes. Reste ici.
  • Non. Genti. Ce ne serait pas prudent.
  • Reste ici ou je crie.
Le piège... Il fallait la calmer. Ils s‘assirent sur le lit. Lys la caressa quelques instants sans rien dire, puis voulut se lever. Alors, elle s’accrocha à lui, se coucha sur le lit. Il tomba sur elle.

  • Genti...
  • Prends-moi...

Ce fut leur nuit de noces. Elle l’aimait, elle avait peur pour lui, et il ne voulait qu’elle.

Lorsqu’ils se furent pris, ils restèrent couchés dans les bras l’un de l’autre, épuisés, heureux sans doute...

Dans la pièce d’à côté, la mère dormait à poings fermés, un sourire très doux sur les lèvres.

Elle rêvait...
sept


Deux heures sonnèrent. Lys et Gentiane dormaient, enlacés. Le grondement obsédant des tambours rythmait la nuit noire de ses battements sourds.

Dehors, il y eut des cris, des rires. Des voix avinées tâchaient de chanter. Puis quelqu’un entra dans la cour, marcha sur la véranda. L’on frappa, trop fort, à la porte : Hector rentrait. Dans la pièce voisine, la mère se leva pour ouvrir.

Gentiane s’éveilla en sursaut. Elle entendit parler sa mère à voix basse :

  • Il est bien tard, mon homme...

Hector rit.

  • Oui, maman, je sais...

Ça, c’était bien son père : dès qu’il était ivre, il appelait sa femme maman, comme un gosse.

  • Couche-toi, chéri à moi. Tu dois être fatigué.

Cette voix douce, soumise... Gentiane l’aurait battue ! Lys, à côté d’elle, murmura :

  • Il faut que je m’en aille, Genti.
  • Non, souffla t-elle. Attends qu’ils s’endorment. Ils n’en ont plus pour longtemps.

Dans la chambre voisine, il y eut un bruit. La mère de Gentiane soupira, puis gémit. Lys se gardait de bouger. Gentiane, tranquillement, mit la tête sur son épaule.

Quelques minutes plus tard, tout dormait. Lys et Gentiane se levèrent sans bruit. Le garçon, à tâtons, se rhabilla.Gentiane se tenait devant lui, immobile.

  • Où vas-tu ? lui demanda t-elle.
  • Si tu ne le sais pas, tu ne pourras pas le dire. Excuse-moi.
  • Tu n’as pas confiance... amour ?

Elle paraissait alarmée. Lys, assis sur le lit, laçait ses souliers.

  • Si. Mais si l’on te battait ?

Elle comprit. Il avait raison. Elle se rapprocha du garçon, toujours assis. Lys entoura les reins de la jeune fille de ses bras, lui embrassa le ventre. Un long moment, elle lui tint la tête contre elle. Puis il se releva.

  • Je te reverrai ? lui demanda Gentiane avec tendresse.
  • Oui, Genti. Bientôt.

Elle lui ouvrit doucement la porte-fenêtre, le regarda disparaître dans le noir, referma sans bruit...

Elle était dans le lit, toute seule. Voilà comment c’était, la vie. Lorsqu’il était arrivé, elle pleurait parce qu’elle croyait qu’il ne l’aimait plus. Maintenant, elle pleurait de nouveau, parce qu’ils s’étaient aimés et qu’il était reparti. Elle se força au calme. Cela ne servait à rien de pleurer. De nouveau, il fallait attendre...


Erilien n’arrivait pas à reprendre ses esprits. Sa tête le brûlait. Il ne comprenait pas ce qui lui était arrivé.

Brusquement, il se souvint : les coups de revolver... Sa tête lui semblait exploser. Il se leva, mit un temps infini à réaliser qu’il était dans la rue.Instinctivement, il se dirigea vers sa maison. C’était l’avant-jour.

Lys était loin de la ville, sur la route de Port-au-Prince. Il devait bien être sept heures lorsqu’il aperçut le camion. Il se laissa rattrapper, agita le bras. Le véhicule s’arrêta devant lui.

Sur un châssis de camion Ford, un menuisier habile avait posé une cabine de bois toute tarabiscotée, peinte de vert, de rouge, de jaune. Devant et sur les côtés, il y avait, en lettres compliquées « Dieu seul Maître », et, en plus petits caractères, « Port-au-Prince ».

Le chauffeur regardait Lys d’un air inquiet.

  • Il est beau, mon camion, hein ?
  • Oui, très beau, répondit le garçon. Je vais à Port-au-Prince.

Il paya le chauffeur, monta derrière. Il restait encore une petite place, à gauche, sur le dernier banc. Il s’assit, eut du mal à caser ses longues jambes, y parvint néanmoins sans trop gêner sa voisine. Celle-ci parut apprécier. Le toit de la cabine craquait sous l’amoncellement de vivres et d’animaux qu’il supportait. Une chèvre bêlait. Au fond, le portrait de Papa Doc trônait, surmonté de la sonnette qui servait à arrêter le camion. Celui-ci roulait déjà, dans un nuage de poussière, sur la route défoncée. Il faut des reins solides pour rouler sur nos grands chemins.

Une heure passa, puis deux. Lys était assis à côté de deux jeunes femmes. Celles-ci semblaient fort anxieuses du prix que leur maïs, leurs pois et leurs vivres « feraient » à la capitale.

Lys alluma une cigarette. Sa voisine regarda le paquet avec une envie manifeste. Il lui en offrit une, qu’elle prit en remerciant, sans aucune trace de gêne. Il fit passer le paquet, puis les allumettes. Tout le monde fuma. La dernière du banc, une robuste matrone dans la quarantaine, au visage ouvert, mais aux yeux rusés de commerçante, se pencha et dit, décidée :

  • Mon fi, tu es un nègre bien élevé. Tu n’es pas de Port-au-Prince ?
  • Non, madame, répondit Lys.
  • Ah ! C’est pour ça... Les nègres de Port-au-Prince sont les vagabonds les plus enragés de tout le pays.

Tout le monde rit. La jeune femme assise à côté de Lys lui demanda comment il s’appelait. Elle avait le regard averti et l’air expérimenté des revendeuses de profession, des Madan Sara. Une à qui il ne devait pas être facile de faire tourner la tête. Quoique... Il lui dit son nom.

  • C’est un beau nom, Lys, dit-elle. Et pourquoi vas-tu à Port-au-Prince ?

Il la regarda bien en face, sourit.

  • Pour voir la famille, répondit-il calmement.

Elle approuva de la tête. La famille, c’était sacré. Elle, elle aimait bien la sienne. Mais il lui manquait un mari. Comment veux-tu te marier, lorsque tu es tout le temps par monts et par vaux, sur les routes du pays d’Haïti ? Elle se marierait plus tard. Mais pas avec un nègre de la ville. Lys était d’accord.

Il était environ onze heures lorsque, derrière eux, il y eut trois coups de klaxon. Lys se retourna à demi : une DKW. Il crut reconnaître Joss au volant.

Le chauffeur du camion regarda, puis freina. La jeep s’arrêta à quelques mètres. Deux macoutes en descendirent. Ils firent le tour du véhicule, regardant tout le monde, parlèrent au chauffeur. Lys, figé, attendait. Les macoutes retournèrent auprès du chauffeur de la DKW.

  • Ils ne sont pas là, non...

Lys respira plus librement. Mais le chauffeur de la jeep descendit. On l’entendit faire quelques pas. Puis le visage de Joss fut à un mètre de celui de Lys. Le jeune macoute le regarda longuement, se décida :

  • En voici au moins un, dit-il d’un air ennuyé. Descends.

Lys jura entre ses dents. Pourquoi, Bon Dieu, avait-il fallu qu’il laisse le revolver à Genti ? Les gens du camion l’auraient tout simplement pris pour un macoute. Et là, il aurait pu se défendre. Tandis que maintenant, c’était foutu, archi-foutu...

  • Descends, répéta calmement Joss.


Lys descendit laborieusement, les jambes ankylosées. Un macoute le bouscula. Il se tourna, frappa. Ils se mirent à échanger des horions.

Joss n’intervenait pas. Il se tourna vers le chauffeur du camion :

  • Fais-moi voir tes talons !

L’autre ne se le fit pas dire deux fois. Il démarra en trombe et disparut au prochain tournant.

La campagne était d’un calme...


Dans le camion qui s’éloignait, la jeune femme aux yeux inquisiteurs dit :

  • L’on dira ce qu’on voudra, mais ces macoutes sont des sans-aveu !
  • C’est cela même ! renchérit la matrone.

Tout le monde surenchérit. Le portrait de Papa Doc, au fond de la cabine, fixait la scène d’un air sévère.

Le chauffeur dut entendre le bruit, malgré celui de son moteur. Il stoppa le camion, descendit sur la route :

  • Messieurs-dames, sauf le respect, je n’ai que ce camion pour vivre. Si les macoutes arrivent et cassent tout, que me restera-t-il ? J’ai une femme et des enfants, oui...

Le silence se fit. Le chauffeur reprit place derrière son volant, claqua la portière et redémarra. Un plaisantin remarqua que si les macoutes cassaient tout, ils casseraient aussi, évidemment, le chauffeur. Personne ne rit.


Là-bas, près de la DKW, les macoutes achevaient consciencieusement d’assommer Lys. Joss intervint enfin :

  • Assez ! Erilien a dit vivant. Et en bon état.

Un énorme macoute tapa une dernière fois. Le garçon tomba. On le transporta sans ménagements dans la jeep. Le gros macoute revint, regarda par terre, et écrasa du pied, soigneusement, les lunettes de Lys. Tous montèrent dans la jeep, qui fit précautionneusement demi-tour sur la route étroite, et disparut dans un nuage de poussière blanchâtre.

Lys reprit conscience dans une pièce obscure et puante. Une jeune fille aux larges épaules lui tenait la tête sur ses genoux. Elle le regardait avec curiosité.

  • Tu es en prison, oui, lui dit-elle.

Il fit signe qu’il avait compris. La fille lui caressa le visage.

  • Ne bouge pas. C’est quand on bouge qu’on a le plus mal.

Le jeune homme avait un violent mal de tête. Mais il ne voulut pas avoir l’air douillet et s’assit. La pièce n’était éclairée que par un minuscule soupirail, et sentait vraiment mauvais. La porte semblait solide. Il regarda la jeune fille :

  • Qu’est-ce que tu fais ici, mademoiselle ?
  • C’est nous qu’on a arrêtées au marché l’autre jour, oui, monsieur, répondit-elle.

Lys remarqua alors qu’il y avait une autre fille dans le cachot. Elle était couchée dans un coin, et tremblait de tous ses membres. Il se leva, s’approcha, devina plutôt qu’il ne vit une jolie tête aux yeux fermés, aux longs cils, un cou flexible. La robe était maculée de taches brunes, déchirée, et la fille tremblait, tremblait...

  • Qu’est-ce qu’elle a ? demanda t-il stupidement.
  • Elle a été battue, beaucoup, avec une rigwaz31, répondit la grande fille d’une voix blanche. Et maintenant, elle a la fièvre...

Lys se retourna. La grande fille pleurait. Il s’assit auprès d’elle, lui mit la main sur l’épaule pour la consoler. C’était quasiment une épaule d’homme.

  • Ne pleure pas, chérie...

La fille sanglotait.

  • Tu ne sais pas... Tu ne peux pas savoir...

Il attendit qu’elle se soit calmée. Lorsque les sanglots s’arrêtèrent, il demanda le plus doucement qu’il put :

  • Qu’est-ce que je ne sais pas, chérie ?

La fille le regarda par en-dessous, presqu’avec peur. Il lui prit la main. Elle était grande et calleuse, une main de travailleuse. Elle parla, à voix basse :

  • On nous a battues, battues. On a d’abord battu Marie-Carmel devant moi. Lorsqu’elle est tombée, on m’a assommée à coups de bâton.

Lys se taisait. Elle reprit :

  • On nous a portées ici. Puis, on nous a fait san mande32 à toutes les deux. Marie-Carmel me l’a dit. Moi, j’étais sans connaissance. Marie-Carmel saignait. On nous l’a fait quand même...
  • Les salauds, dit Lys.

Il lui semblait qu’il tombait dans un gouffre sans fond. Un vertige le prit. Sa voix même lui parut étrange lorsqu’il demanda :

  • Quoi d’autre, chérie ?
  • Le lendemain, tous les gendarmes, sauf un, nous ont violées. Je ne sais plus combien ils étaient. Puis il y a eu les macoutes. Puis d’autres. Et maintenant, Marie-Carmel a la fièvre, et moi j’ai mal partout. Et puis mon ventre saigne...

Lys avait les larmes aux yeux. Il n’avait pas pleuré depuis ses dix ans. Un homme n’est pas censé pleurer, dans notre pays machiste. La fille le regardait : celui-là, au moins, est bon, se dit-elle.

  • Comment t’appelles-tu ? lui demanda t-elle.
  • Lys.
  • Moi, c’est Carmen.

Il s’appuya au mur, passa le bras autour des épaules robustes de la fille. Quoi dire d’autre ? Ils restèrent silencieux.


Le soir semblait tomber lorsque la porte s’ouvrit. Quelqu’un fut poussé brutalement à travers la pièce. La porte se referma. L’homme cligna des yeux, regarda autour de lui : c’était Jacques. Il avait les lèvres fendues et saignait du nez. Il regarda Lys :

  • Et...
  • Pas vu, dit rapidement Lys.

Jacques s’assit à côté de lui. Il s’était réfugié chez un paysan ami de son père, Chrétien. Celui-ci avait envoyé sa fille, une enfant, prévenir la famille de Jacques. Un macoute qui surveillait la maison de ce dernier l’avait attrapée et battue jusqu’à ce qu’elle raconte tout. Puis la fillette avait dû conduire les miliciens chez son père.

  • Je suis sorti, continua Jacques. J’ai été assommé presqu’aussitôt. Lorsque je me suis réveillé, j’étais ficelé. La maison brûlait. La femme de Chrétien gisait dans une mare de sang. Derrière les caféiers, la petite fille hurlait, hurlait...
  • Et Chrétien ? demanda Lys.
  • Il était aux champs. Un voisin a dû l’avertir. Ils ne l’ont pas trouvé.
  • Autre chose, ajouta t-il. Ton père, ta mère et les miens ont été arrêtés aujourd’hui en début de matinée. Erilien nous avait reconnus tous les deux, pour sûr...

Ils restèrent longtemps silencieux, atterrés. Ils pensaient tous deux à leur mère... Un père, c’est toujours quelqu’un d’un peu plus étranger, un autre mâle assez grand pour se débrouiller tout seul. Tandis que la maman... Ils se sentaient angoissés et coupables.


Un peu plus tard, un gendarme leur apporta une cuvette émaillée pleine de bouillie de maïs toute chaude et une cruche d’eau. Jacques s’assit auprès de Marie-Carmel et la força à se nourrir, lui enfonçant le maïs dans la bouche avec ses doigts. Mais il ne mangea pas.

Quelques minutes passèrent. Puis la porte s’ouvrit. Deux gendarmes entrèrent et firent signe à Lys et Jacques de les suivre. Ils sortirent, clignèrent les yeux dans la lumière. La caserne avait son propre groupe électrogène, son delco, comme on dit chez nous, mais il n’y avait pas d’ampoules dans les cellules.

On les poussa dans une pièce. Trois hommes s’y trouvaient : le capitaine, Pierre, Erilien. Ce dernier avait un énorme pansement autour de la tête. Sur le côté gauche, la gaze était rouge de sang.

  • Un centimètre plus à droite et son compte était réglé, pensa Lys avec regret.

Erilien les regarda. Ils clignaient des yeux et semblaient avoir de la peine à se tenir sur leurs jambes. « Ça va être vite fait », pensa t-il. Et, à haute voix :

  • Où est le troisième, foutre ?

Personne ne dit mot. Le capitaine prit un bâton.

  • Où est le troisième ? répéta t-il.

Silence. Le capitaine regarda Erilien qui fit un signe approbateur, puis frappa Jacques. Celui-ci para violemment et s’empara du bâton. Joss entrait. Lys lui fonça dessus. Le capitaine sortit son pistolet.

  • Lâche ce bâton, foutre ! hurla t-il.

Jacques le frappa sur la main. L’arme tomba, et le garçon plongea pour la saisir. Un revolver cracha, deux fois.

  • Reste tranquille, cria Joss à Lys, ils vont te tuer !

Lys leva les bras, se retourna. Pierre braquait sur lui son revolver fumant. Jacques gisait sur le ventre au beau milieu de la pièce. Erilien le retourna. Le garçon avait les yeux grands ouverts.
  • Emportez-moi ça, grogna le gros macoute.

Pierre remit son revolver dans l’étui, prit le cadavre par les pieds, le tira vers la porte. Le corps laissait derrière lui une traïnée rouge vif.

Joss enfonçait son pistolet dans les côtes de Lys. La rage envahissait celui-ci, par vagues qui venaient battre furieusement à ses tempes. Ils avaient tué Jacques !

Erilien prit une cordelette, lui attacha les poignets derrière le dos.

  • Où est le troisième ? Et où est mon revolver ? demanda t-il, calme.

Lys ne répondit pas. Erilien ramassa le bâton et se mit à le battre, à coups réguliers. Lys encaissait. Ça faisait mal. Les coups pleuvaient. Lys eut du mal à respirer, tomba à genoux...

  • Arrêtez, je vais parler, dit-il.

Erilien cessa de frapper.

  • Alors, rugit-il, triomphant, où est le troisième ?
  • Dans la bobotte33 de ta mère ! répondit Lys.

Erilien se remit à taper, plus fort cette fois. Il était furieux. Ce petit imbécile prétentieux savait-il seulement combien sa mère s’était crevée pour lui donner à manger tous les jours ? Il frappait à toute volée, un rictus haineux lui déformant le visage.

Tout à coup, le jeune homme s’écroula, sans connaissance.

  • Emportez-le, dit Erilien, essoufflé.

Joss et Pierre emportèrent Lys au cachot. Ils étaient impressionnés. Ces jeunots avaient du cran. Ils posèrent doucement le jeune homme au milieu de la cellule. Pierre éprouva le besoin de dire une vulgarité :

  • Swen tyoul ou an byen, soigne bien ton maquereau, jeta t-il à Carmen.

La jeune fille le toisa.

  • Il est plus homme que vous. Il n’a pas crié.

Joss entraîna Pierre dans le couloir, ferma la porte. L’obscurité se fit dans la cellule. Couchée auprès de Lys et lui tenant la main, Carmen se demandait s’il passerait la nuit. Il avait l’air bien mal en point.

Elle le veilla, les yeux grands ouverts dans le noir. Dans la nuit, les tambours grondaient. Elle eut envie d’être au ounfò34, à danser.

Son ventre lui faisait mal.


Lorsque le jour vint, elle prit la cruche, mouilla un coin de sa robe, le passa sur le visage de Lys. Il n’ouvrit pas les yeux, mais bougea et grogna. Puis elle fit pareil pour Marie-Carmel, recoquevillée dans un coin, inconsciente. Quelle misère, mon Dieu, pensa t-elle. Un nègre a déjà si tellement de désagréments simplement pour trouver à manger, et il faut encore que l’on ait toute cette chiennerie de macoutes sur le dos !

Quelqu’un toqua à la porte. Elle eut peur, mais se leva. Un homme la fixait à travers le guichet. C’était un soldat, le bon, celui qui ne violait pas. Sans dire mot, il lui passa quelques sucreries, deux avocats et – miracle – trois cigarettes et des allumettes. Elle sourit, dit merci. Le soldat la regarda longuement, puis referma le guichet.

Elle mangea une dous kok35, laissa le reste pour les deux autres. Elle ne fumait pas, Marie-Carmel non plus, croyait-elle. Mais quand le garçon irait mieux, cela lui ferait du bien de griller une cigarette.

Un rayon de soleil passait à travers le soupirail.
huit


Le camion et la jeep vrombissaient sur la route de montagne. Dans la jeep, qui allait devant, étaient assis Erilien, le capitaine, Pierre et Joss. Erilien conduisait, hilare. Ces nègres sales de Montagnac allaient avoir droit à une bonne leçon. Le capitaine, à côté de lui, caressait délicatement sa mitraillette américaine, une Thompson de toute beauté.

Joss regarda derrière.

  • Ces nègres vont avaler toute la poussière du pays ! lança t-il à Pierre.

Le camion, derrière, disparaissait en effet dans un nuage poudreux. Le macoute au volant passait ses vitesses avec habileté, l’air renfrogné. Son voisin tenait les deux fusils, lunettes noires sur les yeux. Derrière, une quinzaine de miliciens cuisaient sous le soleil et étouffaient dans la poussière, l’arme à la bretelle. Certains avaient attaché leurs mouchoirs, rouges pour la plupart, sur leur visage. Une corvée, même pas amusante puisque l’on ne s’était pas arrêté depuis l’aube...

Quelques petits malins, qui avaient prévu une longue route, avalaient force rasades de clairin ou de rhum. Pour ne pas avoir l’air chiche, ils faisaient passer à la ronde gourdes et bouteilles.

Il faisait très chaud, et le vent de la course n’y faisait rien. Le plus souvent, d’ailleurs, le camion peinait en première, car la route était passablement escarpée. De rares paysans, garés sur le bas-côté, regardaient passer le convoi, la main sur la garde de la machette, l’air méfiant. Plutôt par habitude, d’ailleurs.

La matinée se traînait comme une tortue. Les moteurs ronflaient, la poussière tourbillonnait, le soleil tapait comme un sourd. Une demi-journée de trajet pour venir dans ce coin perdu, pour quoi foutre, bon Dieu...

Le camion grimpait, ralentissait, tournait, accélérait, interminablement. La jeep précédait. A certains endroits, la route était si étroite que les véhicules passaient au pas. Le chauffeur du camion cuisait dans son jus sous le toit de tôle, l’air de plus en plus vexé. A plusieurs reprises, déjà, il avait failli se foutre dans le ravin. Il s’en était fallu d’un cheveu.

Le spectacle était grandiose. A gauche, un ravin vertigineux, au fond duquel les arbres paraissaient minuscules, petites taches vertes perdues au fond d’un gouffre. En face, les croupes musclées et les sommets escarpés des montagnes, plus boisées que partout ailleurs. En fond de tableau, encore des montagnes, d’un bleu violent, tirant sur le noir.

Les macoutes n’avaient pas l’âme contemplative. Ils se rendaient très bien compte du danger, et se souciaient peu d’aller s’écraser avec perte et fracas plusieurs dizaines de mètres en contrebas. Il fallait être Erilien pour se réjouir déjà de ce qui était supposé devoir se passer, là-haut à Montagnac.

Deux heures passèrent. L’on ne voyait plus personne, sur la route ni sur les pentes. D’un rocher semblait pendre, l’on ne savait par quel miracle, une cascade. Une bande de jako, de perroquets, passa à tire-d’aile au-dessus de la route, avec des cris stridents. Une route ? Une piste, un sentier, plutôt. De quoi briser la colonne vertébrale à n’importe quel mulet...

La jeep tourna en douceur. Le camion, derrière, ralentit, négocia prudemment le virage à angle droit. Quelques dizaines de mètres plus loin, le chemin s’arrêtait tout net.

Les macoutes descendirent, et les deux véhicules mirent un temps infini à faire demi-tour. Le vent chantait dans les grands arbres. Il faisait frais. Maintenant, il faudrait prendre le sentier, au milieu de la forêt. Montagnac, c’était un plateau, à un kilomètre, peut-être un peu plus...

Les miliciens, malgré le clairin et le rhum, étaient renfrognés. Erilien et le capitaine engueulèrent quelques malheureux qui étaient allés pisser.

  • Sa ki gen soulye, pase devan pou kraze pikan, fout, tonna le gros tueur. Sa ki pa gen soulye, rete dèyè pou manje pousyè !36

Les macoutes rirent, détendus. Ici, tout le monde avait des souliers, en plus ou moins bon état, il est vrai, mais la plaisanterie traditionnelle, qui datait peut-être des interminables guerres civiles du temps « ancien haïtien, égayait toujours.

Le capitaine passa devant, Thompson à la main. Les macoutes le plaisantaient sur beaucoup de choses, mas personne n’aurait mis en doute son courage.Erilien passa après. Le reste de la troupe suivit. Joss, qui avait du sang-froid, fermait la marche. Le chauffeur et son acolyte restaient seuls auprès des véhicules, fort peu rassurés.

La petite troupe, par contre, avait un moral de fer. Tous se sentaient en sécurité : n’étaient-ils pas les seuls à avoir des armes à feu ? Les hommes causaient, fumaient, riaient. La pente était très escarpée, le sentier caillouteux. Ils traversèrent une clairière, rentrèrent à nouveau sous le couvert des arbres. Le vent, dans les feuilles. Bruissait étrangement. Un minuscule ruisseau murmurait timidement.

Les paysans furent sur eux comme l’éclair. Des nègres dévalaient de partout, machette à la main, certains même armés des deux mains, machette et couteau. Personne n’eut le temps de tirer, encore moins de mettre baïonnette au canon. Le capitaine prit un coup de sabre sur le bras, hurla, lâcha sa mitraillette, se recula vivement, dégaina en jurant, de la main gauche, son pistolet. Le sang coulait de sa blessure. Un macoute, devant lui, s’écroulait, le crâne fendu d’un coup de machette. Erilien para de justesse, du fusil, un coup de machette, esquiva un coup de couteau. La bagarre était générale, machettes contre crosses de fusil. Des paysans dévalaient toujours en criant comme des démons. Un autre homme s’écroula en hurlant, le ventre ouvert par un coup de couteau. Puis un autre, pratiquement décapité par un revers de machette. Les macoutes lâchèrent pied. Ça gueulait de partout. Le regard d’Erilien croisa celui du petit capitaine, dont le pistolet fumait et dont le bras droit saignait toujours.

- Foutons le camp !

Ils dévalèrent la pente, traversèrent en trombe la clairière. Derrière eux, les paysans, stupéfaits de cette facile victoire, perdirent du temps à ramasser les fusils abandonnés par leurs adversaires. Le capitaine arracha son fusil à Erilien, s’agenouilla. Deux hommes apparaissaient à l’orée de la clairière, fonçant. Il tira de la hanche, d’une seule main. Un paysan s’écroula. Erilien dégaina le pistolet que le capitaine lui avait prêté et fit feu sur l’autre, qui rentra vivement sous les arbres.

Les habitants comprirent sur-le-champ qu’à distance, l’avantage était aux kanpe-lwen, aux armes à feu. Ils s’éclipsèrent. Vlouf ! Plus personne.

Le capitaine se relevait vivement.

- Filons ! Ils vont nous cerner par les bois !

Ils galopèrent, s’égratignant aux branches, aux épines. Lorsqu’ils arrivèrent à la route, sept macoutes étaient déjà sur le camion. Heureusement qu’ils avaient fait faire demi-tour aux deux véhicules dès leur arrivée. Le chauffeur était au volant de son camion, son acolyte à celui de la jeep. Les moteurs tournaient.

  • Où est Pierre ? demanda Erilien tout essoufflé.
  • Pas vu, grogna Joss.

Il avait une large entaille au front, la figure couverte de sang. Ils démarrèrent, tournèrent dans le virage...

Le retour fut des plus mornes. Erilien ne décolérait pas. Au volant, le conducteur hurlait des obscénités en passant ses vitesses. Le capitaine était blême. Joss avait dû faire un garrot à son bras droit, qui saignait toujours. Ce coup de machette avait un sale air...

Neuf hommes avaient été tués ou s’étaient perdus dans les bois. Huit macoutes « ordinaires », plus Pierre. Ce n’était pas un succès, ça non ! Ils avaient reçu une belle raclée.


A la caserne, Lys avait repris conscience au début de la matinée. Tout son corps lui faisait mal, mais il était lucide. Marie-Carmel, dans son coin, ne bougeait plus. Carmen alluma une cigarette et la mit dans la bouche du garçon. Il aspira lentement. C’était bon signe.Mais le jeune homme paraissait faible. Pourvu qu’ils n’aillent pas le battre encore, mon Dieu... Vierge Miracle, vous qui pouvez tout, sauvez-le !

Il avait terminé sa cigarette. Il leva le bras, l’ôta de sa bouche, la jeta.

  • Une autre ? demanda Carmen.

Il fit signe que non. La matinée passa lentement. La jeune fille lui fit boire de l’eau à la cruche, alla trouver Marie-Carmel. Elle dut desserrer les dents de son amie de force. Celle-ci n’avala pas l’eau.

Carmen était triste. Marie-Carmel allait mourir, elle le savait. Il lui aurait fallu un ganga37, ou mieux, un docteur. Mais allez demander un docteur à ces chiens !

Vers le milieu de l’après-midi, Lys s’assit, s’adossa au mur. Il regarda Carmen. Celle-ci fit effort pour chasser l’inquiétude de son visage. Il émanait d’elle une sorte de solidité qui le rassurait.

  • Comment es-tu ? demanda t-elle.
  • Bien, dit-il d’une voix sourde. Mais Jacques est mort...
  • J’ai entendu tirer deux fois.
  • Il ne leur reste plus qu’à me tuer. Après, le travail sera fait. A peu près, ajouta t-il, songeant à Frénel.
  • Oh, chéri, ne dis pas ça, t’en prie, supplia t-elle.

Et elle se mit à pleurer. Elle n’avait pas pleuré sous les coups, ni lors des viols à répétition, mais l’idée que ce jeune gars pouvait mourir lui était insupportable. Lys regarda ses larges épaules et ses seins secoués de sanglots convulsifs.

  • Tu es une bonne fille, dit-il. J’aurais aimé avoir une femme comme toi.

Elle sourit : pluie et soleil.

  • Tu crois ?
  • Oui...

Elle le regarda. Il n’avait l’air de rien avec son visage doux, et pourtant c’était un nègre courageux, qui ne demandait pas pardon, qui n’appelait pas sa maman... Qui peut savoir de quoi un homme est capable ?

  • Ce que ces bossales m’ont pris de force, je te l’aurais donné sans marchander, et tout de suite, oui, lui dit-elle tout uniment. Je t’aurais même donné beaucoup plus. Et j’aurais travaillé pour te nourrir.
  • Je peux travailler pour mon compte, seul, dit-il lentement. Tu n’aurais pas eu à travailler pour deux. Viens auprès de moi...
Elle vint. Ils s’appuyèrent l’un contre l’autre. Il faisait très chaud dans le cachot. Elle sentait mauvais, car elle avait été battue jusqu’au sang, puis maintes fois violée, sans que les tortionnaires aient jamais pensé à lui donner une cuvette d’eau et un bout de savon. Lui, il puait la sueur et le sang séché. Mais c’était un moment très doux...


L’après-midi passait. Il dit tout d’un coup, très bas :

  • Si je pouvais avoir un bout de papier et un crayon...

Elle sourit, se leva, alla toquer à la porte. Le garde vint. C’était le bon. Ils parlementèrent quelques instants, à voix basse. Il avait des ordres. La jeune fille eut une phrase extrêmement mal élevée pour qualifier ces soldats qui avaient plus peur de leur officier qu’un enfant de son père. Quelques minutes plus tard, elle apportait à Lys une feuille de cahier d’écolier et un crayon souvent mâchonné. Lys écrivit. Le soldat était toujours devant la porte. Carmen expliqua :

  • Il portera la commission. Ce n’est pas un mauvais nègre, non...

Il termina, plia la feuille en quatre, écrivit encore quelque chose dessus, la donna à Carmen. Celle-ci la passa à la sentinelle. Ils échangèrent quelques mots à voix basse. Le garde s’en alla.

Carmen revint auprès de Lys.

  • C’est comme si c’était déjà fait, assura t-elle.


A la nuit tombée, on entendit gueuler le capitaine. Puis deux soldats vinrent et emportèrent Lys. Carmen pensa mourir. Elle entendit une brève conversation, un juron ordurier. Puis des coups, beaucoup de coups. Elle les sentait dans ses os. Elle pleurait, la tête lui tournait... Combien de temps, mon Dieu, combien de temps cela durerait ?

On ramena Lys. Il était inconscient, et rendait du sang par le nez et par la bouche. Le bon soldat et Joss le posèrent par terre.

Carmen regardait, terrifiée. Le soldat dit, l’air malheureux :

  • Ne pleure pas, femme. Il a été brave : il a craché à la figure du capitaine. Il aurait pu mourir plus laidement, oui.

Joss, tête bandée, ne disait rien. Mais il avait un drôle d’air. Ils sortirent de la cellule, fermèrent sans bruit la porte.

Carmen se coucha à côté de Lys et lui prit la main. Elle était molle, inerte. Mais il avait l’air de respirer.
Il agonisa longuement, toute la nuit. A chaque minute, elle lui posait la tête sur le coeur, pour voir s’il battait. Il lui semblait que si. Elle tenait toujours la main du garçon, comme pour l’aider...

Au milieu de la nuit, elle s’endormit sans s’en apercevoir.


Lorsqu’elle se réveilla, il faisait jour. Elle toucha le front de Lys : il était froid comme de la glace. Elle posa la tête sur sa poitrine : rien.

Elle alla auprès de Marie-Carmel, comme pour chercher un soutien. Mais son amie était déjà raide, et le joli petit visage lisse n’exprimait plus rien du tout.

Alors, Carmen hurla. Comme une bête.

neuf


La nuit était complètement tombée. Aline était assise dans son salon, sur une dodine, une berceuse, la tête dans ses mains. Gentiane, à côté d’elle, la regardait d’un oeil inquiet : la mère de Lys semblait brisée. Elle avait été libérée le matin même, ainsi que la mère de Jacques. Les deux femmes avaient été copieusement battues. Leurs maris étaient encore en prison. Quant aux deux garçons, nul ne savait où ils étaient.

Gentiane se pencha :

  • Tante38 Aline, tu veux que j’aille chercher maman ?

La mère, de la tête, fit non. Son amie lui poserait certainement des questions, et elle n’avait pas envie de parler. Elle lui était néanmoins reconnaissante d’avoir envoyé sa petite Genti.

La bonne entra sur la pointe des pieds.

  • Madame, dit-elle doucement.

La mère leva la tête. Dans un visage large, elle avait les yeux très noirs, sous d’épais sourcils qu’elle n’épilait pas. Elle fixa la fille.

  • C’est un gendarme qui veut vous voir, oui.

Gentiane eut un geste de surprise, poussa une exclamation. Aline ne bougea pas : elle attendait.

  • Vous le connaissez bien, oui, madame, poursuivit la bonne. C’est Mercidieu, oui.
  • Fais entrer, dit Aline.

Elle avait une voix bien timbrée, un peu grave. Des larmes séchaient sur ses joues. Bien sûr qu’elle connaissait Mercidieu : sa soeur l’avait élevé.

Il y eut un bruit de bottes sur le parquet ciré. Mercidieu entrait derrière la bonne, la casquette à la main, l’air ennuyé. A la vue de l’uniforme kaki, la mère ne put s’empêcher de frémir. Ce fut pourtant d’une voix calme qu’elle demanda :

  • Eh bien, Mercidieu, mon fi ?
  • Bonjour, madame Jean, dit le jeune soldat.

Il semblait embarrassé. Aline comprit qu’il faudrait lui poser des questions précises. Elle prit son courage à deux mains :

  • Et les deux enfants, Mercidieu, le mien et le petit Jacqui ?

Le gendarme perdit complètement contenance.

  • T’en prie, s’il vous plaît, madame Jean, faites sortir la jeune demoiselle, supplia t-il, presque pitoyable.

Gentiane se leva et sortit du salon. Le gendarme respira un bon coup, se décida :

  • Votre fils est mort, madame Jean. L’autre jeune garçon aussi. Votre mari et monsieur Antoine ont été battus, mais sont vivants.

La mère parut se recoqueviller sur sa chaise, ferma les yeux. Quelques minutes passèrent. Le soldat, in petto, invectivait les ascendants des sans-aveu qu’on chargeait, soi-disant, de faire régner l’ordre. La mère le regarda : elle pleurait. Mercidieu aurait voulu être ailleurs.

Aline demanda d’une voix rauque :

  • Y a t-il une chance pour qu’on les libère ?

Le soldat faillit demander qui. Les maris, hébété !

  • Je l’espère, madame Jean, je l’espère, dit-il un peu trop vite.

La mère le regarda.

  • C’est bien, mon fi...

Mercidieu la salua, tourna les talons, puis parut se rappeler quelque chose.

  • Madame Jean...

Il lui tendait un papier.

  • C’est pour vous, oui. C’est votre fils...

Aline prit la lettre. Le soldat lui dit bonsoir et sortit du salon. Elle l’entendit causer brièvement, à voix basse, avec la bonne.

Gentiane rentra dans la pièce. Elle avait tout entendu, mais son visage était calme. La mère lui tendit le billet :

  • Tiens, c’est pour toi.

Gentiane alla près de la lampe. « Genti », lut-elle. Elle déplia le papier et eut du mal à reconnaître l’écriture de Lys.

« Ma petite Genti
Nous ne nous reverrons plus. Il ne faut pas avoir de peine. Veille sur maman comme une fille, si elle est libérée. Mes amis et moi avons fait ce que nous devions. Malheureusement, nous l’avons fait mal. Je t’embrasse
Lys. »

Gentiane releva la tête, regarda autour d’elle. A ce moment seulement, elle se rendit compte que tout était fini. Elle ne savait plus où elle en était...

La mère la regarda, ne vit aucune trace de peine sur son visage, et se dit que ces jeunes étaient bien inconscients, bien égoïstes... Gentiane lui tendit le billet. Elle le lut, le mit dans une poche de sa robe, et se mit à pleurer.

  • C’est tout ce qui me reste, et elle me le prend, pensa Gentiane.

La mère entendit la jeune fille lui demander d’une voix calme si elle pouvait rentrer chez elle.

  • Oui, répondit-elle. Envoie-moi ta mère, si elle peut...

Elle n’avait plus envie d’avoir auprès d’elle cette fille insensible, au visage de bois, aux yeux secs. Gentiane s’en alla.

Sa mère et son père discutaient à voix basse dans leur salon.

  • Erilien est seul chez lui, racontait Hector. Il se saoûle comme un cochon. Il a chassé tout le monde, sans vouloir dire pourquoi. Foutre ! Ce nègre a au moins dix dames-jeannes de clairin à écluser. L’on ne le verra plus d’une semaine.
  • C’est honteux de se conduire comme ça, dit Alice.

Gentiane dit à sa mère que tante Aline voulait absolument la voir. Alice demanda à voix basse :

  • Ça va mal ?
  • Oui, maman, répondit Genti.

Et elle rentra dans sa chambre. La mère dit calmement :
  • Je vais chez Aline, Hector.
  • Et je t’accompagne, répondit ce dernier. En cas de malheur, je suis toujours là.

Et c’était vrai. L’on pouvait toujours compter sur Hector en cas de coup dur. Dans ces moments-là, il était d’un calme impressionnant, écoutait tout, comprenait tout, prenait toutes les décisions nécessaires, et ne buvait pas. Un ivrogne de caractère, en quelque sorte...

Ils partirent. Gentiane resta seule : Mériane et les jumeaux dormaient.


Le capitaine avait rentré sa voiture dans le garage. Il y faisait noir comme dans un four. Saumain habitait un peu en dehors de la ville, près de Platon. Il tâtonna pour trouver le cadenas, et se mit à refermer la porte de son bras valide, le gauche. L’électricité a du bon, se dit-il. La rue serait éclairée que j’y verrais clair. Il n’arrivait pas à mettre en place ce foutu cadenas.

Derrière lui, une ombre s’approchait silencieusement. Le capitaine ne se doutait de rien. Le cadenas cliqueta. Il se retourna.

Le coup de couteau le frappa en plein coeur. Il s’affala contre la porte, sans un cri. L’agresseur retira le couteau, en essuya la lame à la chemise du mort, puis ôta à celui-ci le ceinturon de cuir auquel pendait un gros pistolet semi-automatique, qu’il boucla autour de sa taille, Le .45 et la cartouchière pesaient étonnamment lourd.

Il prit le chemin de la ville.


Gentiane était assise sur son lit. Un pli vertical lui barrait le front : elle réfléchissait. Oui, c’était la seule solution. La lampe, sur la commode, brûlait tranquillement.

Onze heures sonnèrent. La jeune fille se leva, mit ses chaussures, puis alla à un tiroir qu’elle ouvrit sans bruit. Elle en tira un énorme revolver, le .38 que Lys avait pris à Erilien. Elle le regarda pensivement, alla à la lampe, qu’elle souffla, puis se glissa dehors.

Par cette nuit noire, n’importe qui aurait pu se promener avec l’un de ces gros canons de fer que l’on voit sur les ruines du Fort Salomon, sans attirer l’attention de quiconque.

La jeune fille marchait tranquillement, le revolver à la main. Elle connaissait la ville comme sa poche.


Erilien se saoûlait méthodiquement. Non par remords, ce mot n’existait pas dans son vocabulaire. Mais parce que ces neuf macoutes perdus à Montagnac, et dont aucun n’était rentré, cela risquait de lui faire du tort. Papa Doc n’aimait pas que ses tueurs se fassent battre. Et à Montagnac, Erilien avait reçu une raclée en bonne et due forme. Sans le capitaine, il n’y aurait même plus eu d’Erilien du tout, ni de macoutes. Erilien ne craignait que deux choses : primo, une machette vue du mauvais côté ; et secundo, perdre sa place. Or, le Doc ne transigeait pas sur les principes. Dont le premier était que ses macoutes devaient, toujours et partout, répandre la terreur.

Erilien buvait consciencieusement. Onze heures sonnèrent, puis le quart. Il songea qi’il faudrait peut-être faire arracher la barbe à ce curé breton : elle ressemblait trop à celle de Fidel Castro.

Une voix féminine dit, derrière lui :

  • Erilien O...

Le macoute se retourna. Foutre ! Qui venait donc le déranger ? C’était une jeune fille, en qui il crut reconnaitre la petite de son compère Hector. Il ne remarqua pas le visage impassible, inquiétant, se leva lourdement, fit face. La fille leva un gros revolver qu’elle tenait à deux mains, et fit feu dans un fracas assourdissant.

Erilien sentit le vent de la balle, regarda la fille, stupéfait. Gentiane. Elle s’appelait Gentiane.

Genti réfléchissait à toute allure : où était passée la balle ?

Erilien fit un pas en avant :

  • Petite fille, je connais ton père et ta mère...

Gentiane venait de comprendre que son premier projectile était passé trop haut. Elle visa la poitrine du macoute qui s’approchait, fit feu une seconde fois. Il recula. Elle tira une troisième fois, une quatrième... Le bruit l’assourdissait, les lueurs l’éblouissaient, ses poignets lui faisaient mal, l’odeur âcre de la poudre emplissait ses narines. Le gros macoute s’écroula sur le dos, entraînant une chaise dans sa chute, et resta là, étendu, les bras en croix.

Elle s’approcha. Le cadavre la regardait. Il semblait encore étonné d’avoir été abattu par une femme. Elle eut envie de crever ces yeux morts, braqua le revolver, pressa la gâchette : il y eut un petit clic ridicule.

Une nausée la prit. Elle partit en courant, traversa la cour comme une flèche.


Une ombre la regarda passer, puis entra dans la maison. La lampe éclairait le cadavre d’Erilien d’une lueur fuligineuse. L’homme remit son arme dans l’étui.

  • Amen, dit-il froidement. De toute façon, je t’aurais tué, chien...

Il cracha sur le corps et s’en fut.


Gentiane courait. Instinctivement, elle s’était dirigée vers la rivière. Ce ne fut que lorsqu’elle se trouva près de l’eau qu’elle s’aperçut qu’elle tenait toujours le revolver. Elle s’approcha de l’eau, l’y lança. Il y eut un « plouf » assourdi. Les crapauds se turent un instant, puis recommencèrent à croasser. Dans la nuit, un tambour grondait à coups pressés.

Gentiane embrassa le flamboyant de ses deux bras et se mit à pleurer. Elle sanglota longtemps, puis s’endormit.


Elle tressaillit. L’après-midi était déjà avancé. Les oiseaux chantaient, l’eau miroitait, le vent bruissait dans les arbres.
  • Il faut que je rentre, dit-elle.
Lys la retint par le bras. Elle ne protesta pas, se pendit à son cou. Comme il était grand... Il la posa par terre, doucement. Ils s’enlacèrent.
  • Lys, Lys, mon Lys...


Gentiane se réveilla. Il faisait nuit. Elle eut du mal à se rappeler où elle était, ce qu’elle avait fait. Ah oui, Erilien...

Mais Lys avait été auprès d’elle, elle en était certaine. Il lui avait souri, de son air doux...

Elle reprit le chemin de la ville. Lys l’attendrait près de l’arbre, chaque après-midi, comme avant. Il viendrait d’un étrange pays, que nul ne connaît ni ne souhait connaître, mais elle n’aurait jamais peur. Et chaque jour que le bon Dieu ferait, elle irait là-bas, sous le flamboyant, près de la rivière...
Epilogue


Frénel arriva au bassin vers la fin de la matinée. Il se déshabilla, mit le gros pistolet sous ses vêtements, et prit un long bain. La fille n’était pas là. La fille... Comment la baptiserait-il, puisqu’elle refusait de dire son nom ?

Anacaona, « Fleur d’Or » peut être, comme la reine indienne des anciens temps...

Il sortit de l’eau fraîche, se coucha, la tête sir ses vêtements, et s’endormit profondément.


Lorsqu’il se réveilla, la joue satinée de la jeune fille reposait sur sa poitrine. Elle dormait. Il la secoua doucement. Elle bougea, ouvrit les yeux et s’assit.

Il lui raconta tout. Elle le regardait de ses yeux verts, où brillaient des paillettes d’or. Elle donnait l’impression de pouvoir tout entendre, tout comprendre. Il lui parla de Lys, de Jacques, d’Erilien. Il lui raconta comment il avait tué le capitaine, et comment il avait entendu une fille tuer Erilien. Lorsqu’il employait un mot compliqué – c’était un nègre de la ville – elle baissait les yeux et vite, il en disait un autre, plus simple. Elle comprenait.

Autour d’eux, il y avait toujours la même ombre de cathédrale. L’eau brillait étrangement, d’un éclat profond, telle une pierre précieuse...

Elle se déshabilla tranquillement et dit :

  • Ann al benyen, allons nous baigner.

Ils nagèrent, jouèrent. Puis il revint sur la rive. Elle le rejoignit. Il pensait à Lys et à Jacques. Qu’étaient-ils devenus ? Elle était nue et belle devant lui, et il pensait à autre chose...

Elle le regardait pensivement.

  • Tu restes ici, mon maître ?

Il fit oui de la tête. Elle rit, contente, ramassa sa vieille robe et la passa, d’un mouvement cambré qui fit saillir ses jeunes seins. Il se mit aussi à se rhabiller. Les yeux de la jeune fille s’écarquillèrent : le pistolet.

  • C’était au capitaine, exqliqua t-il.

Elle ne dit rien, mais le regarda longuement. Autour d’eux, les oiseaux riaient de les voir si naïfs. Ils savaient bien, eux, où tout cela menait, et n’en étaient pas plus malheureux. Les arbres soupiraient : il faut toujours que les jeunes apprennent... Quelle perte de temps !
Elle sourit et lui tendit la main. Ils se mirent à marcher. Frénel se laissait conduire docilement. Lorsqu’ils furent loin dans les bois, là-haut sur la colline, elle s’arrêta pour cueillir une fleur-soleil. Il la lui mit dans les cheveux. Leurs mains se reprirent, et ils repartirent.

Elle se tourna vers lui. Ses yeux d’émeraude brillaient.

  • Kote map mennen ou an, là où je te mène, dit-elle d’un ton étrange, personne ne nous trouvera jamais !

Paris, 1974
New York City, 2012





















































1 Au pipirite-chantant: aux aurores.
2 Bois-dent: saponaire.
3 Je travaille beaucoup, je gagne peu / Comment ferai-je pour aller chez moi.
4 Cassave: galette de manioc.
5 Clairin: rhum blanc.
6 Cccomacaque: long bâton de bois dur.
7 Le c... de ta mère.
8 Sac paysan, qui se porte suspendu à l’épaule.
9 Machette: sabre d’abatis.
10 Habitant: paysan en créole.
11 Livre, mais aussi objet de connaissance. « Battre la bête » veut dire étudier.
12 Entreprise américaine installée en Haïti.
13 Idem.
14 193,50 hectares.
15 Chienter: s’humilier, s’aplatir.
16 Kola: boisson gazeuse très sucrée, très prisée en Haïti.
17 Sellé-bridé, zo douvant: “trempés”, boissons faites de clairin dans lequel on laisse infuser diverses feuilles ou racines.
18 La frontière: le quartier des bordels.
19 Vagabond: en Haïti, vaurien, voyou.
20 Officier de police rurale.
21 Figue: banane.
22 Arrêtez, mes amis, arrêtez...
23 Mon homme.
24 Bossale: originellement, esclave venu d’Afrique. S’emploie actuellement dans le sens de brute.
25 Perlin: piège.
26 Prendre un coup de poignard: emprunter à un taux usuraire, 200%, 300% ou pire.
27 Gasoline: essence.
28 Cinq cobs: cinq centimes de gourde.
29 Plumer: faire l’amour.
30 Asotò: le plus grand des tambours sacrés du vodou.
31 Rigwaz: créolisation de “rigoureuse”. Nerf de boeuf.
32 San mande: “sans demander”. Viol, dans le sud d’Haïti. A Port-au-Prince, on dit plutôt kadejak, « Cadet Jacques », du nom d’un violeur tristement célèbre.
33 Bobotte: sexe de la femme.
34 Ounfò: temple vodou.
35 Dous kok: sucrerie à la noix de coco.
36 “Ceux qui ont des chaussures, passez devant pour écraser les épines. Ceux qui n’ont pas de chaussures, restez derrière pour manger de la poussière !
37 Ganga: dans le Sud, prêtre Vodou, qui est aussi guérisseur.
38 Tante: ici, terme d’affection et de respect. Aline n’est pas nécessairement la tante de Gentiane.