André Charlier
La Saison des Tueurs
Roman
D’un pays étranger
un jeune haïtien se souvient de la terreur duvaliériste. Il en fait
un roman plein de fraîcheur, où le drame se déroule dans
l’atmosphère poétique d’une petite ville d’Haïti.
Ghislaine
Charlier
A la mémoire
de Tristan « Titan » Charlier, assassiné par des inconnus
que beaucoup
semblent connaitre
Pour
Ghislaine, Monique, Vanessa et Jean-Edouard
A la mémoire
de Dominique, Jacky et Maxon
un
Le flamboyant se dressait
au bord de la rivière, pour ainsi dire les pieds dedans. Le fait en
soi était assez étrange, car d’habitude ces arbres aiment mieux,
pour s’établir, un endroit un peu plus sec. Lui, il était campé,
fier comme un pape, à deux pas de l’eau transparente et fraîche.
Oui... Ce devait être un
arbre de caractère.
Cétait la saison des
fleurs. Pas le printemps. Ni l’été. Encore moins l’automne ou
l’hiver. Ces idioties que l’on raconte à l’école
congréganiste, à l’usage exclusif des fils « de famille »
, n’ont pas cours chez nous, là où poussent les flamboyants.
Chacun le sait. Jusques et y compris Archibald, le fils aîné du
plus gros commerçant de la ville, de l’avis unanime le cancre le
plus distingué qui ait jamais posé ses fesses sur les bancs d’une
classe. Non, voyez-vous, il n’y a que deux saisons, chez nous :
la saison des fleurs et l’autre. Aussi, si jamais vous passez par
le raccourci qui conduit, à travers champs, du Platon à la rivière,
et que Bousse-Tabac, le vieux corbeau, qui est toute la sainte
journée perché sur le palmiste, le palmier royal de chez Ti-Jean,
se mette à vous raconter des menteries, à savoir qu’il n’existe,
en fait, que la saison sèche et la saison des pluies, alors, un bon
conseil : flanquez-lui un bon coup de fistibal, de lance-pierre,
comme disent les gens bien, et passez votre chemin. Et quand vous
arriverez, assoiffé, au bord de la rivière, l’eau, qui n’est
pas menteuse, non, juste un peu fofolle, l’eau claire vous répétera
la vérité vraie : dans notre pays béni, il n’y a place que
pour deux saisons : la saison sans fleurs, et la saison des
fleurs. Au choix.
C’était donc la saison
des fleurs. Vous ne connaissez pas ? Alors, imaginez...
Tout près de la rivière,
un tronc droit, dressé, tel un coq sur ses ergots, sur des racines
noueuses, et surmonté d’une crête rougeoyante, flamboyante même,
où se perdaient quelques taches d’un vert translucide. Tout
autour, des fleurs de toutes les couleurs, jaunes, rouges, violettes,
blanches, les grappes roses des « belles mexicaines »,
des étoiles bleues posées, comme dans un écrin, sur l’herbe
verte, perdues dans les buissons, jaillissant d’entre les cailloux.
Puis, la rivière, parlant doucement, telle une amoureuse, à ses
galets polis, irisée de mille arcs-en-ciel par ce poudroiement de
couleurs. Sur l’autre rive, des fleurs, encore des fleurs, et des
arbres d’où pendaient jusque dans l’eau des lianes fleuries. Au
loin, perdue dans une vapeur bleue, la montagne accroupie, telle un
fauve au repos.
Plaisimont, qui faisait
boire Zo Mangay, son bidet, un peu en aval, dans l’eau jusqu’aux
genoux, ôta de sa bouche le cachimbo, la pipe de terre cuite, qui y
semblait vissée pour l’éternité, cracha dans le courant, et
grogna à mi-voix :
-- Tonnerre foutre !
Si un nègre ne peut pas vivre dans ce pays béni, faut croire que
l’Éternel a un compte1
avec nous...
Et sur ces fortes paroles,
il mordit de nouveau dans son brûle-gueule, enfonça son chapeau de
paille sur ses yeux, et tira sur la longe du cheval. Celui-ci suivit
à regret, et l’homme et la bête sortirent de l’eau, paisibles.
Dès qu’ils eurent
disparu aux regards, une toute jeune fille, presque une enfant,
sortit de derrière un buisson, riant aux éclats : Plaisimont
avait toujours aussi mauvaise vue ! Il ne verrait pas son bidet
à dix pas...
Elle regarda autour
d’elle, brusquement méfiante, et alla s’asseoir sous le
flamboyant, dont l’ombre la cacha aux regards.
Une heure passa, puis une
autre. Le soleil, maintenant, effleurait la cime des montagnes.
Bientôt, tout d’un coup, il ferait nuit.
La jeune fille sortit de
l’ombre qui la masquait. Elle regarda un instant l’eau
miroitante, ramassa un caillou, le lança, puis fit mine de s’en
aller, déçue. A ce moment, l’on entendit un sifflement modulé.
Elle se retourna vivement, joyeuse, se dirigea vers le flamboyant, se
ravisa, fit demi-tour et alla se cacher derrière le même buisson
qui l’avait dissimulée à Plaisimont, en souriant d’un air rusé.
L’instant d’après, un
jeune homme qui paraissait une vingtaine d’années, très grand et
très maigre, parut, marchant à longues foulées rapides. Il portait
de grosses lunettes d’écaille aux verres épais. Il regarda autour
de lui, visiblement surpris. Son visage s’assombrit. Puis il appela
doucement :
-- Gentiane, ho,
Gentiane...
Personne ne répondit. Le
jeune homme s’assombrit encore plus et, de la pointe du pied,
envoya promener un caillou, l’air rageur. Il y eut un petit cri.
Aussitôt, il se dirigea vers le buisson, qu’il écarta, joyeux.
Gentiane, accroupie, le
fixait de ses yeux immenses, d’un noir de jais. De la main, elle
pressait son genou, que le caillou avait blessé.
Elle ne disait rien. Il
s’agenouilla près d’elle, écarta sa main, prit de sa poche un
mouchoir et tamponna doucement l’égratignure. Puis il dit très
tendrement :
- Excuse-moi, Gentiane. Je
ne t’avais pas vue, non...
Elle le regarda de
nouveau, longuement. Il était le seul à soutenir son regard. Même
son père, un bagarreur coriace, ivrogne, bambocheur2
et coureur, dont la voix tonnante en effrayait plus d’un, baissait
pavillon et bégayait lorsque sa fille préférée le fixait. Oui,
Lys seul pouvait la regarder comme cela, sans affectation, de son
regard grave qui, sans qu’il ne dise mot, exprimait tout.
Elle baissa les yeux,
regarda son genou, et dit calmement, avec toutefois un soupçon de
mauvaise foi :
- Je t’attends depuis
midi...
Il s’assit près d’elle,
cassa un brin d’herbe qu’il mâchonna un moment.
- Je n’ai pas pu venir.
J’étais occupé.
- A quoi ?
- Mes amis et moi, on
repassait le cours d’anatomie, pour l’examen d’entrée à
Médecine. C’est dans deux mois, tu sais...
Elle le fixa d’un oeil
critique. Lys n’avait jamais eu besoin de repasser quoi que ce
soit. Il lisait une fois, deux au maximum, et était capable de tout
vous réciter, sans omettre une virgule, des mois après. Sa mémoire,
parmi ses amis, était légendaire.
Il mentait, comme
d’habitude. Mais pourquoi ? Elle reprit :
- Je t’ai attendue tout
l’après-midi. Je me suis sauvée exprès pour te voir. Tout le
monde répétera que je me conduis mal. Et toi, tu restes avec tes
vagabonds d’amis, à jouer aux cartes...
Elle pencha la tête vers
lui, renifla :
- Et à boire !
Il la regarda. Diable de
fille ! Rien ne lui échappait... quoique pour les cartes, elle
ait tort... Et à quinze ans, elle était belle à damner un curé.
Pas jolie : belle, vous comprenez ?
Il ne répondit pas et,
doucement, lui caressa la joue. Elle sourit, et le jour lui sembla se
lever.
Elle était déjà debout
et lui tendait la main :
- Allons sous notre
arbre...
Ils s’assirent sous le
flamboyant. De nouveau, elle le regarda longuement... Puis, avec
fougue, elle se jeta dans ses bras.
La rivière, à leurs
pieds, chuchotait à ses galets polis, heureuse et calme...
Ils se regardaient, dans
les bras l’un de l’autre. De temps en temps, il se penchait et
déposait un long baiser sur ses lèvres charnues. Elle le lui
rendait, et il la caressait doucement. Elle le laissait faire,
accrochée à son cou, heureuse. Il pesait lourd sur elle, et cela
lui plaisait.
Le soir tomba d’un coup,
tel un rideau de théâtre. Leurs souffles se mêlaient, leurs coeurs
battaient plus vite. Comme enhardi par la nuit qui venait, Lys se mit
à déboutonner le chemisier de Gentiane, à petits gestes pressés.
Elle gémit, effrayée, et murmura :
- Non, Lys, non... T’en
prie... S’il te plaît...
Il dégrafa le
soutien-gorge, et ses mains se refermèrent sur deux beaux seins
fermes. Adroitement, il les caressa, les embrassa.
- Non, Lys, non...
Elle respirait à grands
coups, comme essoufflée. De nouveau, il la caressa, longuement.
Alors elle dit très vite :
- Tu vas me faire un
enfant, Lys...
Il s’arrêta, saisi.
Doucement, elle repoussa ses mains, l’écarta, et se rajusta. Puis
elle le regarda, paisible. Il se sentait gêné. Pour le cacher, il
lui prit la main, qu’il embrassa. Elle le laissa faire, puis
souffla :
- Laisse-moi me lever,
t’en prie...
Ils se relevèrent, et Lys
resta là, bras ballants. Gentiane acheva de boutonner son corsage,
puis se tourna vers lui.
- Tu n’es pas fâché ?
Il la prit aux épaules et
la serra contre lui, fort.
- Comment le serais-je ?
Tu as raison...
Elle rit, appuya la tête
contre sa poitrine. Elle ne lui arrivait même pas au menton. Il
murmura d’un ton grognon :
Elle rit de nouveau. Puis,
brusquement grave :
- Je ne veux pas que tu
recommences, Lys...
Il hocha la tête.
La nuit était
complètement tombée. Ils s’en revinrent vers la ville obscure en
se tenant par la main. Ils se reverraient le lendemain, au même
endroit.
Il faisait noir
comme dans un four lorsque Gentiane se glissa, par la galerie4,
dans sa chambre. Elle se laissa aller sur son lit. Les yeux fermés,
elle revoyait Lys, et se sentait chaude et molle. Elle soupira.
Au clocher, sept heures
sonnèrent. La porte s’ouvrit doucement, et une femme entra, une
lampe à pétrole à la main. Elle était grande, plutôt forte, avec
un visage régulier et de magnifiques yeux noirs qui, au-dessus de la
flamme, brillaient étrangement. Elle alla vers le lit, éclaira le
visage de Gentiane. La jeune fille lui sourit. Elle aimait beaucoup
sa mère. Celle-ci s’assit sur le lit, l’embrassa doucement et
soupira. Mon Dieu, quelle vie... Déjà que ce fainéant d’Hector
ne pensait qu’à bambocher et à boire, qu’il partait quasiment
chaque soir s’amuser avec des putains. Et il fallait qu’en plus
Gentiane, leur aînée, sorte sans dire où elle allait, et rentre en
ti piceline, furtivement, à la nuit tombée...
On entendit, dans la salle
à manger, les garçons se quereller. La mère se leva.
- Viens manger, Genti
chérie...
Gentiane sauta du lit et
prit sa mère par la taille. Elles rirent toutes les deux et
enlacées, gagnèrent la salle à manger.
Les garçons, des jumeaux
qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, se querellaient à
grands cris, à cause d’une sombre histoire de billes perdues. En
voyant entrer leur mère, l’air sévère, et suivie de cette grande
soeur qu’ils craignaient tous deux vaguement (sans d’ailleurs
savoir pourquoi), ils se calmèrent et s’assirent à table, en se
jetant sournoisement des regards hostiles.
Mériane, la bonne,
fille d’un deux moitiés5
d’Hector, entra avec le potage. C’était une belle fille du même
âge que Gentiane, bien bâtie, au visage ouvert et franc. Son père,
qui avait cinq autres enfants, l’avait placée, toute jeune, chez
Hector, qui l’avait tenue sur les fonts baptismaux. Contre le gîte,
le couvert et quelques vagues leçons de lecture et d’écriture que
lui donnait « Madame Hector », elle faisait la cuisine,
la vaisselle, les lits, lavait le linge, balayait la maison, emmenait
les garçons à l’école et allait les y chercher pour éviter
qu’ils ne traînent dans la rue. Elle se levait à quatre heures du
matin et se couchait à neuf heures du soir, abrutie de fatigue...
Elle présenta la soupière
à Madame Hector. Pendant que celle-ci se servait, les yeux de
Mériane et de Gentiane se croisèrent. Elles se sourirent, car elles
s’aimaient bien.
Le repas fut calme. Quand
la mère se fut levée, les garçons allèrent jouer dans leur
chambre, réconciliés. Gentiane et sa mère, celle-ci portant une
lampe, allèrent sur la galerie. La mère – Alice – s’assit sur
une dodine, une berceuae. Gentiane s’assit auprès d’elle.
Elles se balancèrent quelques instants. La lampe, sur un guéridon,
fumait un peu.
- Où est papa, maman ?
demanda Gentiane. Il va encore faire des bêtises...
Alice sourit très
doucement.
- Ne parles pas mal de ton
père, Genti. Oui, il boit, mais ce n’est pas un mauvais homme...
- Que tu dis. Il sort
toute la journée et presque chaque soir, et toi tu restes seule...
La mère resta un moment
silencieuse, puis regarda sa fille d’un air malheureux.
- Je vais te dire, Genti.
Ce n’est pas un mauvais homme, non... Il ne m’a jamais frappée,
même quand il avait bu. Il sait me faire rire quand je suis triste.
Simplement, il est faible, il en souffre, et alors il boit, ou bien
se bat.
Elle respira profondément.
- Moi, je m’occupe de la
boutique. Lui, il fait rentrer les fermages, et vend la café à la
récolte. Je vais te dire...
Elle s’arrêta un
instant, sourit.
- Je ne suis pas
malheureuse. Ton père m’a fait trois enfants et je suis heureuse
de les avoir portés, parce que c’est Hector que je voulais et
personne d’autre.
Elle regarda Gentiane. Ses
yeux brillaient.
- Et s’il m’en faisait
un autre, j’en serais encore plus heureuse, Genti...
Gentiane se récria.
- Mais nous sommes déjà
trois ! Tu ne crois pas que c’est assez ?
La mère eut un beau rire.
- Solide comme je le suis,
je peux encore lui en faire six...
Et, regardant sa fille :
- Tu n’aimerais pas un
petit bébé à mignonner ?
Gentiane réfléchit un
moment.
- Si, mais j’aimerais
mieux le faire moi-même, maman...
- Tu es trop jeune,
chérie...
Elle lui prit le menton
entre ses doigts :
- Es-tu sérieuse, Genti ?
La jeune fille ferma les
yeux et revit Lys. Il lui sembla de nouveau le sentir... Elle rouvrit
les yeux et regarda sa mère bien en face.
- Oui, maman.
La mère lui caressa la
joue, elles se prirent la main et restèrent côte à côte,
silencieuses. Un moment passa. Puis la mère parla :
- Lorsque j’étais
enceinte de toi, un jour, ton oncle Louis, qui habitait à
Port-au-Prince, et qui est mort maintenant, apporta à ton père un
gros, gros livre, un dictionnaire, comme on dit... Pendant toute ma
grossesse, Hector n’arrêta pas de lire ce livre.
Elle sourit. Gentiane
l’écoutait. Elle avait déjà entendu cette histoire bien des
fois, mais elle l’émouvait toujours.
- Il restait là, près de
moi, me caressant le ventre ou le visage d’une main, de l’autre
tournant les pages de son gros livre.
Il y eut une pause. La
mère, les yeux grands ouverts, rêvait.
- Un jour, alors que mon
ventre était déjà aussi rond qu’une barrique à clairin, il
découvrit un mot : gentiane.
Elles rirent toutes les
deux.
- C’était,
paraît-il, le nom d’une fleur qui pousse là-bas, dans les
pays-blancs6.
Il devint fou de ce mot. Il le répétait tout le temps. Il composa
même une chanson là-dessus. C’était une chanson à boire, aussi
ne te la répéterai-je pas...
Elle regarda Gentiane et
sourit de nouveau, attendrie.
- Un jour qu’il chantait
sa chanson, je lui dis que Gentiane, cela ressemblait à un nom de
fille, un nom de chez nous. Il vint à moi, me caressa le ventre,
puis sermenta qu’en vérité, en vérité trois fois, si
c’était une fille, nous l’appellerions Gentiane... Et voici
comment, acheva-t-elle en riant, tu as un nom que personne dans cette
ville n’a jamais porté !
Gentiane leva les yeux.
- Un très beau nom,
maman. Un nom que j’aime beaucoup.
Elles restèrent
silencieuses, longuement. Neuf heures sonnèrent au clocher de
l’église.
- Il est temps d’aller
se coucher, chérie...
Elles s’embrassèrent.
Les lèvres de la mère étaient chaudes et douces. Gentiane rentra
dans sa chambre, se déshabilla, passa sa chemise de nuit et se
coucha. Elle ne put s’endormir. Elle pensait à Lys.
Vers les minuit, elle
entendit son père rentrer. Il rejoignit sa mère dans leur chambre,
contigue à la sienne. Elle les entendit causer à voix basse, sans
pouvoir saisir leurs paroles. Puis sa mère gémit longuement, comme
quelqu’un qui a mal, se sent faible et a peur de mourir. Ce n’était
pas la première fois qu’elle entendait ces plaintes, mais cette
fois-ci, cela lui fit tout drôle, sans qu’elle sache pourquoi. Que
se passait-il donc ?
Demain matin, sa mère la
regarderait d’un air soupçonneux, et elle ferait celle qui ne sait
rien.
Elle soupira... Pourquoi
donc papa n’etait-il pas un peu plus sérieux ?
Elle eut du mal à
s’endormir.
1
Un compte: une querelle.
2
Bambocheur: qui aime trop faire la fête.
3
Se repasser les cheveux: les défriser au fer chaud.
4
Galerie: véranda.
5
Deux moitiés: métayer qui doit verser au propriétaire foncier une
partie, le plus souvent la moitié, de la récolte.
6
Pays-blancs: pays étrangers peuplés en majorité de blancs.
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